Bonjour Eric,

 

 

Il me semble qu’une des caractéristiques principales de ton style, c’est que tu as une attitude paradoxalement directe envers l’indirect. Cette attitude ressemble beaucoup à celle de Gombrowicz qui a toujours une relation triviale et même brutale envers la complexité de la pensée. Gombrowicz évoque sans cesse de manière abrupte les structures complexes de la pensée (à la différence par exemple d’auteurs tels que Borges, Nabokov, Klossowski, ou à notre époque P. Senges qui ont eux une attitude elle-même indirecte envers l’indirect). Ce serait aussi ton aspect Chaissac. C’est ce que tu appelles très bien dans ton entretien avec Pierre Jourde ton ingénuité. Et chez toi cette ingénuité est exactement la même chose que l’ingéniosité. Tu as en effet une attitude naïve, enfantine envers l’indirect de la pensée. C’est précisément ce qui me semble extrêmement beau et émouvant dans ton écriture (et que d’ailleurs ceux qui te lisent mal ne voient jamais). « L’enfant montre son jouet, l’homme le dissimule. » A. Porchia. Tu t’amuses comme un enfant avec la pensée. Tu t’amuses comme un enfant avec le jouet même du cerveau. Tu t’amuses comme un enfant avec l’efficacité métaphysique prodigieuse de la pensée. Tu t’amuses comme un enfant avec la machinerie ancestrale de la pensée, la machinerie de civilité de la pensée, la machinerie de civilité ancestrale de la pensée, la machinerie de politesse ancestrale de la pensée. (A ce propos, l’attitude de Gombrowicz envers l’indirect serait peut-être malgré tout différente de la tienne. Gombrowicz aurait plutôt tendance à s’amuser comme un vieillard, un vieillard brusque, un vieillard bougon abrupt avec la sophistication primitive de la pensée. Je n’en suis pas certain, c’est une hypothèse.)

 

Toute photographie garde le souvenir précis qu’à cet instant-là, en effet, fut prise une photographie. Quant à la scène sur l’image, elle est de toute façon confuse, insensée, hors contexte.

 

Ce qui apparait photographié ce ne sont pas les événements humains. Ce qui apparait photographié c’est plutôt le visage même du temps. Les silhouettes, les attitudes ou les événements humains composeraient ainsi les traits (les expressions peut-être) de ce visage du temps. Chaque photographie où il y a des silhouettes humaines révèle un visage de civilisation du temps, le visage d’une civilisation à l’instant (une forme de civilisation qui serait uniquement dédiée à l’instant de la photo). Chaque photographie où il y a des silhouettes humaines révèle la civilisation d’un instant perdu, le visage d’une civilisation de la disparition. Ces photographies seraient des sortes de ruines portatives, des petites ruines qui peuvent être disposées dans nos poches ou rangées dans nos agendas, quelque chose aussi comme des gadgets, des ruines-gadgets.

 

 

Le calendrier 2015 est en vente. Franchement, son auteur publie trop. Il se répète. Pour nous, le plaisir de la découverte s’est dissipé depuis longtemps.

 

C’est comme si pour toi le temps ressemblait à une sorte de calendrier infini, un calendrier infini toujours déjà publié à vide avant même le surgissement des événements. C’est comme si pour toi le temps était toujours déjà le calendrier du vide même et que vivre n’était plus dès lors rien d’autre que remplir les cases vides de ce calendrier.

 

Selon le dictionnaire le calendrier est étymologiquement « un livre d’échéances » et une échéance « la date à laquelle un paiement, une obligation, un engagement quelconque vient à exécution. » Tu écris ainsi afin d’inventer une forme de temps sans échéance autrement dit sans obligation et sans engagement. Ce serait ton aspect violemment non-sartrien. Tu écris en effet afin de te dégager de l’engagement automatique du calendrier. Pour toi, le calendrier est la structure ontologique de la corvée de vivre. D’ailleurs, c’est non seulement la vie qui consiste (ou inconsiste) à remplir les cases vides du calendrier, c’est aussi la fiction même.

Au moment d’inventer une vie au personnage de mon roman, je me sentis pris d’une grande paresse, si bien que je décommandai tous ses rendez-vous, 

 

Ecrire pour toi c’est donc quelque chose comme réécrire le calendrier c’est à dire recomposer la structure de ses cases vides, disposer les cases vides du calendrier selon le loisir de ton caprice. Tu sais ainsi comment transformer les cases vides du calendrier. Tu parviens par exemple à transformer le calendrier en un échiquier, un échiquier de charme mental ou encore en un escalier, un escalier où chaque marche peut devenir une chausse-trappe, un escalier de marches-pièges (pour piéger le lecteur, ta propre identité ou quelqu’un d’autre encore je ne saurais dire exactement).

 

A l’inverse de Mallarmé qui essaie de transformer le monde en un livre, tu essaierais plutôt  de noircir un livre qui existe déjà à blanc. Tu écris afin de noircir le livre à blanc du temps. Ou encore tu écris afin de révéler d’autres chemins à l’intérieur du calendrier, d’autres trajectoires à l’intérieur du livre à blanc du temps. Tu écris afin de provoquer des courts-circuits dans le calendrier, afin de détourner ou de faire disjoncter le calendrier, afin de court-circuiter la redondance idiote du calendrier avec des ellipses et des digressions, des ellipses de digressions et-ou des digressions d’ellipses.

 

Le calendrier instaure « une division du temps en périodes adaptées aux besoins de la vie sociale et concordant en général avec des phénomènes astronomiques. » Chaque livre serait ainsi pour toi une forme d’anti-calendrier ou encore un calendrier à usage asocial, un calendrier où le temps apparait ainsi multiplié plutôt que divisé, où le temps se multiplie selon les besoins de ton existence intime et cela en accord ou non avec les évènements astronomiques et météorologiques du dehors.

 

C’est comme si pour toi notre vie était toujours déjà déterminée en tant que calendrier, autrement dit c’est comme si pour toi notre vie était toujours prévisible à travers l’acte de devoir chaque jour fêter automatiquement (de façon parfaitement indifférente) la naissance du Christ. Il me semble à ce propos que le geste de l’Autofictif apparait extrêmement clair. Ce que tu veux, c’est simplement réécrire le calendrier à ta manière, c’est simplement recomposer la suite des jours du calendrier selon les ellipses et les digressions de ta préférence. En cela tu serais un prestidigitateur (baroque) du calendrier.

 

 

Post-Scriptum.

 

Il est par conséquent plutôt difficile de fixer la date d’un rendez-vous avec un révolutionnaire du calendrier comme toi. Pourtant (et cette proposition est une forme de provocation amicale) si tu viens à Angers pour les fêtes de Noël ou du Nouvel An, n’hésite pas à me joindre, je serais très heureux de te revoir.

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris