Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Dans ta dédicace de l’Autofictif il y avait cette phrase « Invente le papier ! ». A l’époque j’étais resté pantois devant cette exclamation. J’aimais beaucoup la phrase et en même temps je n’en distinguais pas la valeur. C’est seulement aujourd’hui que je sais que cette invention du papier que tu évoquais correspond au geste de t’écrire en utilisant l’ordinateur et au défi que cela me propose; comment écrire sur la page virtuelle et infinie de l’ordinateur comme si c’était du papier c’est à dire la surface d’un vide présent et fini, comment écrire sur le cadran déshonorant de l’ordinateur comme s’il était le ciel pantois du papier.

 

 

 

Je tente d’esquisser ici une mosaïque de lectures, comme si j’écrivais à la manière d‘une télévision, ou plutôt comme si j’écrivais comme quelqu’un qui mange paisiblement, spasmodiquement, impeccablement une télévision à la petite cuillère.

 

 « La mosaïque n’est pas une structure visuelle. La mosaïque est visible tout comme la danse, mais elle n’est pas structurée visuellement; elle n’est pas le prolongement du sens de la vue. La mosaïque est avant tout le prolongement du sens du toucher. » M. Mc Luhan. La mosaïque est une forme paradoxale de prolongement du tact. En effet la mosaïque apparaît provoquée par une main qui n’a pas de paume, une main qui survient comme un faisceau de doigts sans paume, une main où le poignet tient lieu de paume.

 

 

 

Existe-t-il une forme de bavardage inventif ? C’est un problème posé par Gertrude Stein et Henry Miller. J’essaie de composer ici un bavardage de lectures. Lire est aussi une manière de parler aux doigts de la pluie et aux yeux du vent.

 

 

 

Dans Le Livre à Venir M. Blanchot évoque l’acquiescement de la lecture « le oui léger et innocent de la lecture ». Il  y a un labyrinthe de la lecture. La lecture compose un labyrinthe d’acquiescements. Je ne sais si le geste de partager de manière épistolaire de multiples lectures est un indice de délire ou non, simplement je le tente (parce que la tentative donne aussi à lire la tentation) malgré tout.

 

 

 

« Le pauvre pédant prend les rayons de sa bibliothèque pour ceux de la gloire »   Rivarol

 

 

 

Le Dictionnaire Egoïste de la Littérature Française de C. Dantzig est un livre singulier, un livre de lecteur et non de critique, de lecteur à la fois fanatique et dilettante. Dantzig est un écrivain élégant. On le dit dandy. Je n’ai pas cette impression. Je le trouve naturel, même si sa nature est dédaigneuse, languide et crispée. Sa préciosité est la forme de sa spontanéité. Curieusement je l’ai découvert sur les étalages d’un supermarché (L’Encyclopédie Capricieuse du Tout et du Rien); est-ce donc là que désormais les dandys se promènent ?

 

 

 

Je ne partage pas toujours ses goûts (Racine, Proust, Laforgue, Mallarmé, Jacob, Toulet). Dans son panorama solipsiste il y a parfois de gigantesques lacunes. Ponge, par exemple est ignoré, ce qui est surprenant, l’attitude adamantine de Dantzig aurait dû apprécier les passages baroques de Ponge. Pas une ligne sur Malcolm de Chazal; là pas de quoi s’étonner. Qui au XXème siècle a lu Chazal ? (sauf Shakespeare et Lautréamont accroupis d’exaltation à l’intérieur de leurs tombeaux). D’autres encore comme Michaux ou Cioran sont mal compris et maltraités. Le livre est cependant souvent très intéressant, par sa tendancieuse netteté et sa délicate extravagance. Il me semble que les meilleurs chapitres ne sont pas ceux consacrés aux écrivains que Dantzig admire, disons plutôt à ceux qu’il aime bien quand bien même, quand bien même leurs caractères sont très différents du sien. Et c’est ce contraste entre la préciosité du caractère de Dantzig et les caractères impulsifs ou austères d’auteurs comme Flaubert, Zola ou Beckett qui suscite ses plus belles pages.

 

 

 

Sur Flaubert. « Le drame principal des personnages de Flaubert est qu’ils sont incapables de supporter les mauvaises lectures. Il est curieux qu’ils n’en fassent jamais de bonnes, mais Flaubert est un pessimiste qui pense que tous les gens sont incapables de trouver du Flaubert; le mépris qu’il a pour ses personnages n’en fait pas un créateur généreux. »

 

« Le « et » par lequel il commence certaines phrases après avoir passé la ligne, et plus encore celui qui suit un point-virgule, est un « et » de fatalité. »

 

Sur Verlaine.  « Ses cocasseries descriptives : Voilà comment la machine à coudre / S’amouracha du cerf-volant. »

 

Sur Beckett. « Tout en ayant beaucoup appris de lui (Joyce), Beckett a fui les séductions de sa façon d’écrire, et s’est mis à écrire sans graisse, sans chair même. Que de l’os. Il le lime, le polit, le lisse, l’abandonne, là tout seul, au milieu d’un terrain vague. La drôlerie et la vivacité sont dissimulées dans le canal médullaire de cet objet banal. C’est son génie. Le camouflage. Une phrase comme : « On va pouvoir m’enterrer, on ne me verra plus à la surface » (Malone Meurt) pourrait être de Shakespeare. C’est une image très poétique, sous l’apparence du rien. Beckett aborde le lyrique pour mieux l’abattre.»

 

 

 

Comme Beckett tu sais comment te cacher à l’intérieur de tes os, de l’explosion de tes os, de l’explosion de rire de tes os. Et ce geste est identique à celui de construire une cage à l’intérieur d’une cage. Tu écris comme tu t’adonnes au cachot du rire et ce cachot est la cage d’os où tu t’ôtes à la vue des autres hommes. Tu écris comme tu essaies de te cacher à l’intérieur de la cage de rire de tes os, à l’intérieur de l’escalier de rire de tes os, de la cage d’escalier de rire de tes os.  

 

 

 

Barthes est un écrivain séducteur. Pour ceux qui comme toi et comme moi ne sont pas illico agacés par les affèteries de son style, il est parfois trop tard lorsque nous comprenons que son phrasé d’apartés flottants et de parenthèses arachnéennes, précautionneuses, poudrées nous enveloppe désormais dans le cocon un peu con d’une stupeur à la fois clairvoyante et hallucinée. Barthes en effet a toujours cherché le point de la pensée où l’insistance même de la lucidité s’inverse en une sorte de somnolence droguée.

 

 

 

Les problèmes de Barthes sont souvent proches de ceux de Sartre. Barthes a transposé dans le langage une inquiétude que Sartre dans La Nausée avait mis en évidence à propos de la matière; le dégoût envers la poisse, la répugnance envers l’en trop. Le problème du poisseux et du distant, et aussi celui du flou et du net est central dans l’œuvre de Barthes. Barthes a d’abord dans un premier temps cherché à se défaire méthodiquement de la poisse en trop des stéréotypes à travers la lumière cristalline de la distinction critique. Puis il a eu peu à peu l’intuition que cette distinction  critique était désincarnée et surtout dépourvue d’émotion. Barthes appréciait le vide de la lucidité, cependant il aurait aimé que ce vide soit aussi un vide ému, embué d’affect. Et le flou et le non-sens qu’il avait d’abord fui, il chercha ensuite malgré tout à le retrouver comme brume foudroyante des sentiments, brume foudroyante qui était aussi pour lui celle de la photographie, photographie qui parvient par miracle à allier la lucidité du regard au flou du temps.

 

 

 

J’avais commencé une maîtrise de lettres à son sujet intitulée L’Imaginaire Théorique de R. Barthes que je n’ai jamais achevée. C’était un essai de lecture de l’œuvre de Barthes à la manière de J. P Richard. Et 15 ans plus tard, c’est  J. P Richard lui-même qui a écrit ce livre intitulé R. Barthes Dernier Paysage, livre d’un vieux sage qui ne cherche plus à expliquer et à justifier systématiquement et qui préfère esquisser l’essentiel tel Matisse découpant d’un geste fluide ses papiers monochromes tranquillement assis dans son lit.

 

 

 

Pour  comprendre Barthes j’ai aussi commencé à lire Deleuze et mon intérêt pour le génie de Deleuze a fini par submerger mon attrait pour la virtuosité de Barthes. Bizarrement alors que pendant deux ans je le lisais sans cesse, de Barthes il ne me reste aucune certitude intense et aucun problème profond. Il n’a été qu’une sorte de caprice de mon apprentissage, tandis que Deleuze me poursuit encore solennellement et insidieusement. Difficile de savoir quand commence et quand finit la lecture d’une œuvre. Les livres de Barthes ne lisent plus les instants où je ne lis pas alors que Deleuze s’amuse encore et toujours à lire ces mêmes instants.

 

A posteriori, il me semble que le monde de Barthes est beaucoup moins ample et complexe que ceux de Deleuze ou de Proust. Barthes est un essayiste subtil et timoré, il n’a ni l’audace métaphysique de Deleuze ni la cruauté psychologique de Proust. Son caractère ressemble un peu à celui de Mallarmé. Comme Mallarmé extrêmement poli, à cette différence près que Mallarmé était poli jusqu’à la démence et Barthes plus banalement jusqu’à l’angoisse. Cette exigence de politesse de Barthes ne faisait peut-être que masquer des inclinations vulgaires. C’est ce que pense Cioran à son sujet. Dans le Cahier de Talamanca il y a cette page très âpre « R.B, le critique à la mode, avec sa tête de veau: je viens de penser sans raison aucune à la lettre qu’il m’a envoyée en réponse à ma préface à Maistre. « Je n’ai rien lu de vous…» Je croyais le bonhomme plus modeste. Rien n’est pire que l’orgueil qui se dissimule sous une physionomie bovine. On ne prend des allures franches - d’une franchise voisine de l’impertinence- qu’avec des gens qu’on estime de loin ses inférieurs. Du reste la franchise - dans les relations littéraires - est indiscernable de la goujaterie ou de la provocation. On n’a pas le droit de dire à un auteur ce qu’on pense réellement de son œuvre;  à moins qu’on ne l’admire. » Or, même si dans cette lettre, Barthes dit à Cioran ne l’avoir jamais lu, une dizaine d’années plus tard, dans ses Cours et Séminaires sur la Préparation du Roman il citera La Tentation d’Exister « La futilité est la chose du monde la plus difficile. J’entends la futilité consciente, acquise, volontaire. » Telle serait donc la délicatesse de la futilité, citer une phrase d’un autre sans l’avoir jamais lu.

 

 

 

Une étudiante a eu une belle idée au sujet de l’œuvre de Barthes. Elle a écrit une anthologie composée de toutes les questions que Barthes a posées dans ses divers livres et articles. Elle les a rassemblées selon un ordre chronologique et cela forme ainsi un texte étrange, une constellation de questions. Sur la question Barthes s’est justement posé celle-ci « toute notre grammaire est fondée sur des phrases assertives, … que se passerait-il si nous concevions une autre grammaire…dont l’objet fondamental serait la phrase interrogative ? L’ironie en serait alors la figure principale, étant la question que le langage pose au langage…L’ironie serait alors une drogue…elle a ce pouvoir fou de susciter deux réalités. » 

 

 

 

Il y a dans les Cours et Séminaires sur la Préparation du Roman une splendide étude d’une soixantaine de pages sur le haïku, je ne sais si tu l’as lue. Ceci par exemple « Haïku, dans sa finesse extrême... j’ai posé, j’ai déposé le langage ». « Le haïku n’agrandit pas. Il a une taille exacte. » Le haïku dépose la taille exacte de l’ainsi, la taille exacte du tel quel. « Absolument, serait le mot du haïku. » Le haïku dépose la taille exacte de l’absolu, de l’absolu immédiat.

 

« Dans les haïkus, toujours une allusion à la saison : un mot-saison ... ; toujours nous sentons la saison à la fois comme effluve et comme signe. » Le haïku révèle à la fois l’instant d’une saison comme la saison d’un instant. Le haïku acquiesce à la saison de l’ainsi. Le haïku acquiesce à l’instant-saison de l’ainsi.

 

« On pourrait penser à de courtes séquences filmées: mais charme surprenant, si l’on peut dire;  le son est coupé. » Le haïku indique les circonstances sourdes-muettes, les alentours sourds-muets de l’ainsi. « Demain, le souvenir. Le haïku une catégorie nouvelle et paradoxale « la mémoire immédiate ». » Le haïku indique les circonstances de mémoire immédiate de l’ainsi.

 

A la fin de sa vie, Barthes rêve d’une forme quasi photographique de langage et pour lui le haïku est cette forme. « La photo…la surprise de la conscience: la surprise (la pensée) de « c’est sûr, ça a été. ». » La photographie: être surpris par son propre passé, la conscience surprise par l’émanation présente du passé.

 

Et aussi ceci très proche de ta conception de l’identité « Je: celui qui ne peut se dire, non parce qu’il ne ressemble pas à un autre, mais à « rien », aucune généralité, aucune loi. Je est toujours un reste, et c’est là qu’il trouve le haïku. » « Le haïku, c’est ce qui survient… en tant que cela entoure le sujet, qui cependant n’existe que par cet entour négatif et mobile…penser circonstances…on pose seulement des entours, mais l’objet s’évapore, s’absorbe dans les circonstances: ce qui l’entoure le temps d’un éclair. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                           

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris