Bonjour Eric,

 

 

« Chevillard en effet ne se contente pas d’ausculter le ridicule de l’existant, il arpente également les contrées imaginaires du ridicule, se penche sur le ridicule de ce qui n’est pas, de ce qui sera, de ce qui aurait pu être, de ce qui ne sera pas. » Claro

La remarque de Claro à propos du ridicule serait à rapprocher de celle de Pessoa à propos de l’ennui, remarque selon laquelle celui qui s’ennuie s’ennuie autant dans l’univers réel que dans la multiplicité hypothétique des mondes imaginaires. Celui qui s’ennuie s’ennuie autant dans le réel que dans l’irréel. « L’ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi la lassitude d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe - ou du néant, si c’est lui l’éternité. » Il y aurait ainsi une relation entre le ridicule tel que tu le comprends et l’ennui, entre le sentiment du ridicule et le sentiment de l’ennui ; l’ennui ce serait de voir les aspects ridicules de la multiplicité des mondes, de la multiplicité innombrable des mondes sans cependant parvenir à en rire, sans avoir la force d’en rire. Ainsi celui qui s’ennuie voit le ridicule sans pourtant que ce ridicule ne provoque en lui de la joie, ne provoque en lui la forme d’un rire joyeux. Le ridicule ne suscite en lui que consternation et désolation, le ridicule l’attriste. Ainsi celui qui s’ennuie serait une sorte de blasé du ridicule.

 

La formule de Claro à propos de l’appétit d’entreprendre me semble aussi très évocatrice. Il y aurait ainsi en l’homme un appétit de gestes et de paroles, un appétit d’actes et de savoir. L’homme aurait ainsi besoin de penser, de savoir, d’accomplir quelque chose et il aurait surtout besoin presque en même temps de manger ce qu’il pense, de manger ce qu’il sait ou de manger ce qu’il accomplit. En effet, l’homme a faim de faire c’est à dire l’homme a besoin de dévorer ce qu’il invente comme d’inventer ce qu’il dévore.

 

 

Tout écrivain a de bonnes raisons de se croire immortel, non parce qu’il s’abuserait sur la portée de son œuvre, mais parce que les livres s’inscrivent dans le présent et n’en sortent plus, quelle que soit leur visibilité. Un livre ne fane pas, ne se flétrit pas, ne passe pas. Il est possiblement toujours ouvert quelque part, en train d’être lu, frais comme l’œil qui le découvre.

 

Cette phrase révèle l’aspect malgré tout optimiste de ton écriture. Selon toi une œuvre sauvegarde sa présence quoiqu’il arrive. Ainsi pour toi même si l’espèce humaine disparait, l’art sauvegardera sa présence parce qu’alors un œil la regardera encore.

 

Car j’entrevois une lueur d’espoir : le monde lui-même, saccagé, miné, empoisonné, fort mal en point, semble condamné à court terme, si bien qu’il se pourrait finalement que la littérature résiste jusqu’au bout. Et si elle lui survivait même… ?

 

Problème l’œil de qui ou de quoi ? Si l’œuvre d’art reste une œuvre d‘art même s’il n’y a plus d’œil humain pour la voir ou la lire c’est que pour toi cette œuvre serait sans doute adressée à un autre œil que celui de l’homme, que celui de l’espèce humaine. Je pense que ce serait l’œil d’un animal ou encore l’œil du zéro, un œil à la fois animal et immatériel. Il me semble que ce que tu écris serait ainsi adressé à une sorte d’œil du vide animal ou d’œil animal du vide.

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris