Bonjour Eric,

 

 

Je relis la Correspondance de Flaubert ces derniers temps. Il y a beaucoup de choses incroyablement belles. 

 

Flaubert apparait extrêmement sensible à l’immobilité du monde c’est à dire à la force des choses, pour utiliser cette expression étrange. Il y a en effet pour Flaubert un fatalisme de la force des choses. Pour Flaubert le monde revient à la fois presque immobile et comme intégralement indifférent à la vie des hommes. « J’ai revu à 2 heures d’ici un village où j’avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski. Rien n’était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux barques. Les femmes au lavoir, étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre (?), et battaient leur linge sale dans la même eau bleue. – Il pleuvait un peu, comme l’autre fois. – Il semble, à certains moments, que l’univers s’est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls vivons. » 

 

Et pourtant Flaubert apparait aussi sensible à l’impression inverse, celle d’une modification des choses du monde à l’intérieur d’une vie humaine inerte.

« Il faut que la vie de l’homme soit bien longue, puisque les maisons, les pierres, la terre, tout cela a le temps de changer entre deux états de l’âme. » « Je retrouve ici les bonnes gens que j’ai connues il y a dix ans. Ils portent les mêmes habits, les mêmes mines ; les femmes seulement sont engraissées et les hommes un peu blanchis. Cela me stupéfait l’immobilité de tous ces êtres ! D’autre part, on a bâti des maisons, élargi le quai, fait des rues, etc. »

 

Pour Flaubert c’est comme si l’immobilité immémoriale du monde révélait aussi l’incapacité de l’homme à se définir lui-même. L’immobilité indestructible du monde ressemble pour Flaubert à une gigantesque farce qui révèle la fugacité indéfinie de l’homme. (Il me semble que cette vision de l’identité impossible selon Flaubert est d’ailleurs assez proche de la tienne.)

« Mais quelque chose de plus farce encore, c’est l’abime qui nous sépare de nous-même. »

« On se dit : « Il y a dix ans, j’étais là », et on est là. Et on pense les mêmes choses et tout l’intervalle est oublié. Puis il vous apparait cet intervalle, comme un immense précipice où le néant tournoie. Quelque chose d’indéfini vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être. »

 

L’écriture de Flaubert essaie ainsi de tenir ensemble ces deux sentiments contradictoires aussi intenses l’un que l’autre : le sentiment d’une immobilité immémoriale du monde et celle d’une modification incessante de ce monde. Flaubert donne ainsi à voir les modifications incessantes d’un monde immobile, les mutations innombrables d’un monde immobile.

 

C’est aussi comme si pour Flaubert le monde ne faisait aucune distinction entre les hommes et les choses ou entre les vivants et les morts. C’est pourquoi le soleil brille aussi bien pour les fleurs que pour les cadavres. « L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient. »

 

Il y a souvent une sorte de morbidité dandy chez Flaubert (qu’il épanchera ad libitum dans Salammbô). Flaubert évoque presque toujours la décomposition de la chair avec sensualité. « Cela me rappelle Jaffa où, en entrant, je humais à la fois l’odeur des citronniers et celle des cadavres ; le cimetière défoncé laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. » Pour Flaubert la pourriture apparait ainsi comme une parure. « Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des arabesques d’or. »

 

Flaubert montre aussi très bien l’aspect à la fois arrogant et futile des constructions humaines, la vanité dérisoire de l’univers des hommes comparée à la puissance prodigieuse de la nature. Après un orage, Flaubert écrit par exemple « Ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai contemplé mes espaliers détruits, toutes les fleurs hachées en morceaux, le potager sans dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l’homme que cinq minutes de la Nature ont suffi pour bousculer, j’admirais le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux ordre. » Ce qui plait à Flaubert c’est précisément ainsi quand les hommes deviennent  semblables à des détails de la nature, à des figures, des figurines de la nature c’est à dire quand les hommes acquiescent de manière à la fois humble et héroïque aux puissances de l’habitude et de la monotonie.

 

Devenir une force de la nature c’est aussi ce que Flaubert cherche à accomplir par l’œuvre d’art. « Je crois que le plus grand caractère du génie est, avant tout, la force. » « Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. Quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme les bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. (…) Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige. Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! C’est calme ! »

Ecrire un livre pour Flaubert c’est quelque chose comme se transformer en montagne ou en désert. Un livre pour Flaubert c’est ce qui aurait une présence aussi indiscutable qu’un phénomène matériel. Ecrire pour Flaubert c’est devenir une montagne ou un désert destiné à apparaitre lu par l’érosion, par le souffle démesuré de l’érosion, par l’érosion des millénaires plutôt que par les hommes. Ainsi ce que Flaubert attend de son lecteur c’est sans doute qu’il parvienne à accueillir à l’intérieur de son âme cet immense souffle de l’érosion. Ce que Flaubert désire ce serait d’apparaitre lu par l’érosion même du monde, par l’érosion démesurée du monde, par la ruine démesurée du monde.

 

Flaubert comme Kafka plus tard ne fait aucune distinction entre exister et écrire. Pour Flaubert écrire apparait comme la seule manière d’exister. Cette simple phrase émouvante et même déchirante. « Et je veux vivre encore pendant trois ou quatre livres. »

 

« La vocation suivie patiemment et naïvement devient une fonction presque physique, une manière d’exister qui embrasse tout l’individu. Les dangers de l’excès sont impossibles pour les natures exagérées. »

Pour Flaubert l’art serait ainsi une vocation physiologique exagérée, une forme de vocation physiologique à l’exagération, avec cet excès de rage errante, cet excès de rage aberrante qui s’entend aussi en filigrane à l’intérieur de ce mot. « Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière. » Cette exagération de Flaubert serait celle d’un tournoiement de la monotonie, du tournoiement gigantesque de la monotonie même. « Et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des Formes et des Idées. »

 

Il y a une extraordinaire insouciance stylistique dans la correspondance de Flaubert, insouciance par laquelle il atteint le sommet de son art. Il me semble que cette correspondance est son chef d’œuvre le plus intense. Chef d’œuvre intense parce qu’à chaque phrase apparait de manière flagrante une incroyable jubilation d’écrire. A l’inverse cette jubilation d’écrire disparait trop souvent dans ses romans où le lecteur a l’impression d’une besogne ennuyeuse du style quand bien même les phrases restent toujours superbes. En effet l’exigence d’impersonnalité de Flaubert s’interpose sans cesse entre son œuvre et le lecteur. Flaubert n’a jamais compris que ce souci d’impersonnalité qu’il revendiquait était cependant un souci subjectif d’impersonnalité, et que le lecteur faisait alors à chaque ligne l’expérience de ce souci subjectif d’impersonnalité, ce qui troublait le bonheur de sa lecture. Flaubert n’a jamais eu l’intuition que le flux de son lyrisme était si prodigieux, si proliférant et exalté, qu’il parvenait comme par miracle à une forme d’impersonnalité instantanée, à la manière de celui de Shakespeare. C’est comme si bizarrement, Flaubert s’était délibérément leurré pendant toute sa vie sur la forme de son génie. Flaubert savait en effet très bien qu’il était d’abord un génie lyrique « Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris pas de vers. » « Ce qui m’est naturel à moi, c’est le non-naturel pour les autres, l’extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mythologique. » Et pourtant il refusa cette évidence jusqu’au bout. Et pourtant aussi il parvint à écrire malgré cela des livres étonnants en quelque sorte à contre-génie.

 

A l’inverse de Schmidt, Flaubert n’a jamais eu non plus l’intuition que la vie n’est pas un continuum, c’est pourquoi il s’est obstiné dans ses livres à reconstituer de façon laborieuse un fil qui n’a jamais existé. Former un collier et non pas donner seulement à lire de multiples perles, c’est une idée qui obsède Flaubert et qu’il rappelle sans cesse à Louise Colet. C’est pourquoi l’œuvre de Flaubert est si bizarre, c’est l’œuvre d’un volcan qui essaye obstinément de faire de la broderie. C’est pourquoi aussi ses livres (Madame Bovary et L’Education Sentimentale surtout) ressemblent le plus souvent à des sortes de bœufs furieux amidonnés et passés au peigne fin.

 

La correspondance révèle aussi parfois les trucs ultra-efficaces de l’écriture de Flaubert. La manière qu’il a par exemple de construire une scène en utilisant à chaque fois un lieu, le geste d’un personnage, et deux indices du décor (un visuel et un sonore). Cette coïncidence d’un lieu, d’un geste, d’un détail visuel et d’un détail sonore construit de manière imparable une sorte de cadre mental, de carré cérébral qui donne le sentiment de la présence. Je me demande d’ailleurs si le cerveau humain est apte à faire coïncider plus de quatre formes à la fois. Il me semble qu’au-delà de ce chiffre quatre la pensée (ou l’intuition) humaine retourne à l’indifférencié. (C’est pourquoi aussi Heidegger prétend que la forme d’une chose est celle d’un carré, ce qu’il appelle le quadri-parti.)

 

J’ai toujours eu aussi l’impression que Flaubert était un des très rares écrivains à avoir influencé le style de Lautréamont. Une phrase comme celle-ci par exemple pourrait se trouver à l’intérieur des Chants de Maldoror « O bêtise humaine, te connais-je donc ? Il y a en effet si longtemps que je te contemple ! »

 

« Pour vivre en paix, il ne faut se mettre ni du côté de ceux dont on rit, ni du côté de ceux qui rient. Restons à coté, en dehors, mais pour cela il faut renoncer à l’action. »

Ce qui ennuie Flaubert ce serait alors l’action de rire. Faubert rêve ainsi peut-être d’une forme de paix où le rire s’accomplirait en deçà même de l’action. La farce serait ainsi semblable pour Flaubert à un rire énorme en dehors de l’action, un rire énorme parce qu’inaccompli, le rire énorme de l’inaccomplissement même. En cela Flaubert serait une sorte de Rabelais à l’envers, une sorte de Rabelais passif, une sorte de mélange de Rabelais et d’Epictète, une sorte de Rabelais de l’ataraxie.

 

Oui, je le redis, Flaubert a une intuition intense de la fatalité. C’est pourquoi Flaubert comprend si facilement et si bien les civilisations arabes « A quoi tient donc la majesté de leurs formes, d’où résulte-t-elle ? De l’absence peut-être de toute passion. ( …) Le sentiment de la fatalité qui les remplit, la conviction du néant de l’homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards, un caractère grandiose et résigné. » Par ce fatalisme intuitif, Flaubert se trouve ainsi très loin de la philosophie des lumières et de sa croyance en une liberté rationnelle. Quand Flaubert évoque cette valeur de la liberté, il ne l’associe pas en effet à la raison. « Tout sentiment est une extension. C’est pour cela que la liberté est la plus noble des passions. » Selon Flaubert la liberté est ainsi passionnelle, la liberté affirme la passion de l’idéal. Et ce que cette liberté comme passion de l’idéal précisément affronte c’est la fatalité, c’est la fatalité des choses, c’est la force fatale des choses.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris



















Bonjour Boris,

Je te remercie pour ces nouvelles pages perspicaces. Je me souviens très bien du passage de Pessoa que tu cites, il m'avait frappé comme une des choses les plus désespérantes que j'ai pu lire. Je m'étais dit qu'une telle pensée devait être suivie de mort – on dirait le mot d'un suicidé, taché de son sang à son chevet – et que Pessoa n'avait pu lui survivre qu'en la formulant. C'est une idée de la littérature qui s'impose de plus en plus à moi : on écrit comme on écarte. Loin de recueillir précieusement le meilleur de soi, le fruit rare de ses méditations, on arrache de sa poitrine le cœur noir et de son crâne le cerveau pourri...

 

Je te suis aussi sur Flaubert. C'est pourquoi il me semble que "Bouvard et Pécuchet" est le meilleur de ses romans, parce que l'application est cohérente en l'occurrence, elle est le principe même du livre. Sinon, je vois bien aussi le bœuf peigné dont tu parles (qui a sa place toutefois aux Comices agricoles de Mme B.), cette subjectivité de l'impersonnalité. Très juste. Il me semble, pour la correspondance, outre le génie de Flaubert, que s'y montre un trait d'époque : la justesse du premier jet chez les lettrés, comme les mots leur venaient, comme tout se tenait. Leurs conversations devaient être très belles. Cette civilisation s'est défaite.

 

(…)

 

A toi,

Eric