Bonjour Eric,

 

 

 

Phrases Perdues


 

 

 

A quoi ressemble la colère d’une coccinelle ?

 

A quoi pense l’ombre quand quelqu’un marche sur les cils de ses orteils ?

 

Comment effectuer le montage de la terre et du ciel sans utiliser l’horizon ?

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Réponses

 

 

 

A quoi ressemble la colère d’une coccinelle ?

Noire, avec les yeux injectés de sang.

 

 

A quoi pense l’ombre quand quelqu’un marche sur les cils de ses orteils ?

Déjà que je n'y voyais rien...

 

 

Comment effectuer le montage de la terre et du ciel sans utiliser l’horizon ? 

En recueillant la pluie dans le puits.

 

 

 

Amicalement,

Eric

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

Merci pour tes réponses. C’est sans doute la première fois que je parviens à poser des questions de telle manière que celui à qui elles sont adressées décide d’y répondre spontanément. En effet l’acte même de questionner m’a toujours profondément gêné. Je ne sais pas pourquoi. Ce serait mon aspect médiéval. La moindre question, même la plus banale, est pour moi synonyme de torture.

 

L’autre jour au Jardin des Plantes Laurent Albarracin s’est gentiment moqué de ma réticence envers le questionnement. Alors que je lui demandais de façon un tantinet crispée « Et Mallarmé, ça t’intéresse ? ». Laurent s’est exclamé en souriant « Tu dis ces mots à la façon d’un dealer qui propose sournoisement de la drogue ! » L’interrogation serait ainsi pour moi une sorte de substance hallucinogène illicite. (Cette réticence envers le questionnement suscitait d’ailleurs des situations assez grotesques à l’époque où j’étais professeur. Faire un cours sans jamais questionner ses élèves, c’est une situation pédagogiquement délicate.)

 

J’ai toujours trouvé les questions essentiellement vulgaires non seulement à leur niveau le plus bas par exemple l’indiscrétion journalistique mais aussi et peut-être même surtout à leur niveau prétendument élevé : l’interrogation philosophique, le questionnement socratique.  Essentiellement vulgaire autrement dit il y aurait pour moi une essence de la vulgarité et la question serait cette essence même. Ou encore la question désignerait la vulgarité de la pensée, l’acte de vulgarité de la pensée, l’acte de penser en tant que vulgarité, vulgarité qui serait celle de son après-coup. J’ai en effet le sentiment que la question n’est qu’un après-coup vulgaire de la réponse. J’ai le sentiment que la réponse apparait nécessairement antérieure à la question, que le plaisir de la réponse apparait nécessairement antérieur au désir de questionner. Le questionnement me semble donc le passe-temps vengeur de ceux qui souhaitent supplicier les réponses du fait de leur impuissance à sentir la multitude de réponses miraculeuses du monde. J’ai toujours eu le sentiment que le monde, les animaux, les végétaux et les minéraux (et parfois aussi les hommes et les femmes quand ils ressemblent à des végétaux, des animaux ou des minéraux) posent des problèmes plutôt que des questions. J’ai toujours eu le sentiment que le monde s’amuse ainsi à poser des problèmes comme des réponses, des réponses comme des problèmes, c’est à dire des problèmes de réponses et des réponses de problèmes. Et ce serait peut-être là que la distinction entre curiosité et indiscrétion deviendrait intéressante à accomplir. (Comment parvenir à affirmer la curiosité sans être cependant indiscret, c’est l’enjeu même du tact.) L’indiscrétion serait ce qui questionne de façon vulgaire. Et la curiosité serait plutôt ce qui cherche à cueillir ou à chasser des problèmes, des problèmes de réponses de manière obscène. La curiosité serait comparable à la fois à la cueillette et à la chasse. La curiosité à la fois cueille la chasse et chasse la cueillette ou encore la curiosité à la fois cueille les animaux et chasse les fruits.

 

Si tu as répondu à mes questions, c’est peut-être aussi parce que ces questions n’attendaient pas de réponse. (C’est pourquoi je leur avais donné pour titre Phrases Perdues). Malgré tout c’est toujours quand nous n’attendons pas de miracle, que le miracle par simple provocation survient.


J’ai beaucoup aimé la dernière de tes réponses. En recueillant la pluie dans le puits.

Je trouve qu’il y a une intonation bachelardienne à l’intérieur de cette phrase. Je ne suis pas certain de parvenir à voir avec exactitude ce que tu veux dire malgré tout cela me plait. L’eau de pluie du puits me plait. (Ma question était sans doute une réminiscence d’une phrase d’Ailleurs de Michaux qui m’avait énormément impressionné à la première lecture. « Quand on me parlait d’horizon retiré, de Mages qui savaient vous enlever l’horizon et rien que l’horizon, laissant visible tout le reste, je croyais qu’il s’agissait d’une sorte d’expression verbale, de plaisanterie uniquement dans la langue. »

 

J’ai eu besoin de beaucoup de temps pour oser simplement écrire des questions. Je n’ai commencé à écrire parfois des questions qu’après avoir lu Célébration d’un Mariage Improbable et Illimité de Savitzkaya. « Que sont devenus les enfants avec lesquels tu jouais aux billes ? que sont devenues les billes ? as-tu fini de jouer ? est-ce la fin ? la fin de quoi ? à quoi ressemble la fin ? que sera la fin ? où se situe le vide dans les yeux de mon amour ? où se situe ton amour dans le vide ? quelle est la couleur du vide ? où s’arrête le vide ?  le vide-a-t-il une fin ? où se situe la fin du vide ? vide de quoi ?  es-tu vide ? (…) de qui suis-je le clou ? ». C’est seulement alors que j’ai compris que le geste de poser des questions pouvait malgré tout s’accomplir de manière élégante.

 

« La réponse est oui, mais quelle était la question ? » W. Allen

 

« L’oreille est là, de chaque côté du visage, à poser l’interrogation qui, sans elle, resterait en suspens dans les yeux. »  A. Roussel  (L’Ordinaire, la Métaphysique)

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris