Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Tu imagines parfois que le centre de la terre est le lieu même de l’antériorité du temps. L’existence y apparaît ainsi ensevelie. « Il nous sera toujours difficile d’admettre que l’histoire se joue sous nos pieds… le temps qui passe est souterrain. » (J’aurais selon ma terminologie plutôt dit le devenir joue sous nos pieds en deçà même de l’histoire. J’ai en effet plutôt le sentiment que le temps qui reste n’est pas le temps qui passe et que seul le temps qui reste repose souterrain  « Ce n’est pas le temps qui passe qui est important mais le temps qui a déjà eu lieu. » R. Ruiz).

 

 

 

Tu considères l’intérieur de la terre comme un lieu quasi sacré. Préhistoire ne parle que de cela. « Je déplore que les bâtisseurs de temples et de cathédrales…il semblerait mieux indiquer de se recueillir au cœur même de sa création, d’approcher le plus possible le noyau central de la terre. »  S. Spielberg dans La Guerre des Mondes a magnifiquement montré cet aspect sacré des profondeurs de la terre. Dans la scène sublime où les extraterrestres surgissent paradoxalement de l’intérieur de la terre, où les extraterrestres sont présentés comme des intraterrestres, Spielberg révèle de manière géniale que les puissances étrangères à l’homme ne viennent pas du ciel, qu’elles viennent plutôt de la terre elle-même. Spielberg révèle ainsi que l’homme n’habite pas la terre, qu’il demeure seulement à la surface de la terre, à la surface d’une planète dont la matière profonde reste pour lui inconnue. Les civilisations qui avaient des mythes savaient cela avec précision; les grecs par exemple savaient qu‘il y a une terreur absolue qui repose à l’intérieur de la terre, ils étaient aptes à imaginer les forces chtoniennes (celles des Titans), nous ne le savons presque plus.

 

 

 

Dans Préhistoire tu évoques l’hypothèse d’un homme qui ne serait qu’une espèce de singe qui aurait supplanté l’homme véritable. « Nous sommes nous-mêmes les descendants d’une espèce voisine et rivale de l’espèce humaine anéantie dont nous usurpons le prestige et les privilèges. » Ce que tu évoquais comme une farce fabuleuse, J. Baudrillard a essayé lui aussi de le penser comme une théorie mi-métaphysique mi-pataphysique selon son intonation mentale indécidable. «L’idée qu’il y ait eu deux espèces humaines, dont l’une, le Neandertal, a disparu… S’il y a deux espèces humaines, il n’y a pas d’universalité. L’une des deux éliminée, celle qui reste est universelle. C’est ainsi que nous sommes devenus l’homme universel, le seul et l’unique ! Au risque de redevenir Neandertal ou de le voir resurgir. Car nous le sommes secrètement toujours un peu. Le spectre de Neandertal est toujours là… On le porte en soi comme les jumeaux morts des mythologies. Des deux jumeaux, il y en a toujours un qui doit mourir. Mais il est toujours là, à l’intérieur, et la vie est un immense travail de dégémellisation…On est toujours deux au départ, il faut se débarrasser de son jumeau. Et l’on n’existe vraiment que du moment où l’on s’en débarrasse. C’est très difficile, certains n’y arrivent jamais. Il y a toujours cette altérité, ou plutôt ce « même » enfoui…Ce qui nous ramène à l’homme de Neandertal, qui apparaît comme le jumeau monstrueux dont il fallait vraiment se défaire. »  (Les Exilés du Dialogue)

 

 

 

L’humanité singe l’humanité. Ainsi le singe est le miroir vivant de l’homme. Mais si le singe disparaît et que désormais les machines imitent l’humanité, à quel singe l’homme devra-t-il se vouer ? Car contre toute attente le singe est le chaînon marquant entre le saint et l’ange.

 

« L’homme a-t-il disparu ou n’est-il pas encore né ? Ne l’avons-nous pas rêvé ?…Peut-être vivons nous déjà dans le ventre d’un robot sentimental, croyant nous reconnaître dans des  fables, peut-être tournoyons-nous seulement dans la poussière des codes, bribes d’un programme qui n’est plus le nôtre. »  H. Aubron  (à propos du film Wall E)

 

 

 

« Quand je me rêve gorille…Le gorille me devient étranger à l’endroit précis où déjà je cessai de comprendre l’homme. »

 

Ce qui ne veut pas dire que le singe est identique à l’homme. Ce qui révèle plutôt qu’il y a un point de contact entre l’homme, le singe et une autre instance (parfois ange et parfois monstre); comme si homme, singe, ange et monstre étaient des pays, des espaces d’évolution qui partageaient d’infimes fragments de frontières. Ici ce point de contact infime c’est un pneu de camion, c’est à dire un outil, un extrait de civilisation. Ainsi les outils de la civilisation n’appartiennent pas uniquement aux hommes ; ils sont plutôt ce que les hommes, les animaux, les anges et les monstres partagent c’est à dire ce qui à la fois les relient et les distinguent.

 

 

 

J’ai toujours eu le sentiment que Préhistoire était ton livre le plus intime, qu’il révélait l’axe métaphorique de ton existence. Cet axe métaphorique serait aussi un âge, l’âge de l’ange, l’âge fixe de l’ange.

 

 

 

Nous oublions que nous venons d’un temps immense, d’un vide immense du temps. Et il est extrêmement difficile d’imaginer comment ont vécu ceux qui deviendraient les hommes (ceux qui deviendraient ensuite ceux que nous appelons les hommes) à l’intérieur de ce vide immense du temps. Est-ce qu’ils attendaient quelquechose, est-ce qu’ils ne faisaient rien ou au contraire comme nous ne faisaient-ils que s’agiter, se battre et se divertir ? G.Agamben pense que l’histoire est une structure essentiellement chrétienne, que la durée de l’histoire se développe obligatoirement telle une sorte de sursis infini en l’attente d’une résurrection. (C’est d’ailleurs aussi une des idées de Choir).

 

 

 

« Qu’importe la place de tel événement dans l’Histoire du moment qu’il s’y trouve. »

 

Oui et c’est cette évidence que la conception chronologique du temps refuse de façon acharnée. A l’inverse du point de vue de la préhistoire ou plutôt selon le toucher aveugle de la préhistoire, c’est à dire aussi celui du vide du futur, l’ordre chronologique des événements est sans importance. J’aime beaucoup le passage de Préhistoire où tu condenses l’histoire humaine quasiment en un point. « Nous appartenons bien à cette même époque que l’avenir jugera, où l’homme presque simultanément isola le feu et l’atome…cette époque brève mais fertile qui vit coup sur coup l’invention du bronze et du cinématographe, où triomphaient l’art rupestre et la peinture abstraite. » A l’intérieur du temps de la préhistoire, étant donné que nous y avons à notre disposition la multitude des événements, étant donné que tenons tranquillement la multitude des événements à l’intérieur de la main de l’espace, ce qui alors devient important c’est le problème de la composition des événements, leur simple contiguïté spatiale devient un enjeu incroyable. La suite des événements à l’intérieur de l’antériorité du temps n’y est pas une question de vie ou de mort, c’est plutôt le problème d’une réponse d’immortalité. Ce problème de la composition des événements, des hommes, des animaux, des choses à l’intérieur de cette antériorité vide du temps est évidemment celui de l’art.

 

 

 

« Des ustensiles ménagers fournis par l’industrie de l’os, laquelle périclite aujourd’hui en dépit de la production sans cesse accrue de matière première. »

 

Ce que l’histoire refuse obstinément d’admettre c’est que le temps est essentiellement une usine à os, une entreprise subreptice à créer des squelettes; des attitudes, des sentiments et des intuitions de squelettes. Comme si l’homme par une malédiction bizarre avait été de façon incompréhensible recouvert de chair et que l’oisiveté sublime du temps s’amusait à lui ôter ce vêtement ridicule (semblable au pyjama bouffant aux surpiqûres oranges dont tu parles dans l’Autofictif) pour que l’homme retrouve enfin son audacieuse distinction d’enfant du précipice.

 

 

 

« Tout flanche ici, tout s’effondre, le sol est la trappe dans laquelle disparaît le sol, un gouffre lisse sans ni paroi où nous chutons indéfiniment en agrippant comme une amarre notre propre cheville défaillante. »

 

Le squelette serait l’outil de la chute, l’outil multiple de la chute, parfois marteau, parfois tamis, parfois clou, parfois pelle, parfois tournevis, parfois drapeau et parfois clé pour ouvrir et fermer la chute à loisir.

 

 

 

« Avez-vous déjà vu monsieur Silhouette sortir sans son squelette. »

 

Selon toi le squelette s’incruste comme la silhouette même de la préhistoire. Chaque homme porte la préhistoire à l’intérieur même de  son corps tel la sécrétion minérale d’un équilibre secret. « Je vis debout parmi les stalactites. » Le squelette est ainsi semblable à l’égouttement prodigieux d’une grotte préhistorique c’est à dire aussi à l’oscillation calcaire, à la stillation stellaire d’un escalier. « Il me redresse comme une échelle, mais sait-il de quel abîme je retombe ? » Le squelette est une échelle de stalactites, une échine d’échéances antérieures avec lequel tu essaies de toucher le sommet du gouffre. Comme l’escalier le squelette révèle ainsi que la grotte souterraine et la voûte du ciel se ressemblent.

 

 

 

« Dans mon grenier, gisait cet objet saugrenu, que je détaillai avec perplexité: sans forme, sans dimension, sans poids, l’avenir sans doute, mais déjà la poussière était dessus. »

 

Ainsi c’est comme si pour toi le futur était ton plus vieux souvenir, ton souvenir le plus enfoui, ton souvenir enseveli à la fois au plus profond de la terre et à l’extrémité la plus haute de l’escalier. Tu as la sensation du futur comme une chose de vide souterrain et surélevé, à la fois vacance de la terre et ciel de poussière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris