Bonjour Eric,

 

 

Merci pour le lien. J’ai bien aimé la proximité entre ton post-scriptum et l’évocation de l’église comme salle de sport. Je me souviens qu’au lycée David d’Angers un des transepts de la chapelle avait aussi été transformé en salle de ping-pong. Je ne saurais dire pourquoi une église apparait ainsi comme un lieu où il semble agréable de jouer au ping-pong. Dans un livre de H. Wismann Penser Entre les Langues, il y a cette phrase simple et pourtant étrange « J’avais la clef de la crypte de l’église où se trouvait une table de ping-pong. ».

 

J’ai aussi l’impression qu’il était à l’évidence utile d’indiquer l’aspect cependant de la publication de mes textes sur internet. Venir cependant d’ouvrir, venir malgré tout d’ouvrir, vouloir en venir malgré tout d’ouvrir, mon site ressemble en effet à cela, c’est-à-dire à une manière de crypter le ciel afin de jouer au ping-pong avec les étoiles.

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris















Cher Boris,

J'ai un jour écrit quelque chose comme : "Dieu est-il vraiment partout, même dans la balle de ping-pong ?"

Nous tenons là un beau sujet.

Il y a aussi un rapport évident entre l'hostie et la balle de ping-pong : sa couleur, sa légèreté et, je suis prêt à le parier, son goût...

Reste à savoir si la balle de ping-pong est une hostie en bulle.

Ou l'hostie une balle de ping-pong écrasée (par un Romain ?).

La table, l'autel. Le filet, sa nappe (ou l'étole du prêtre)

La raquette, le calice : la raquette de ping-pong douée de la platitude de l'hostie, mais le calice doué de la rotondité creuse de la balle de ping-pong.

Reste à trouver deux adversaires pour le match (le bien et le mal ?)

A toi,

Eric

 













Bonjour Eric,

 

 

Oui, en effet, la balle de ping-pong ressemble à l’hostie. J’avais déjà écrit il y a deux ou trois ans une phrase très proche de ta formule une hostie en bulle. Les balles de ping-pong sont les hosties de l’ébullition.

 

Ou l'hostie une balle de ping-pong écrasée (par un Romain ?).

Ce Romain serait sans doute Ponce Pilate. La balle de ping-pong aurait été aplatie et poncée par (Ping-)Ponce Pilate autrement dit par celui qui a désiré changer l’hostie en reste de savon.

 

Il y a aussi des mots comme apologie, apostille ou encore épochè qui bizarrement pour moi évoquent le ping-pong. Le ping-pong proposerait ainsi une sorte d’apologie de l’épochè. Il y aurait peut-être aussi une proximité entre le ping-pong et la photographie : l’importance des réflexes. La raquette de ping-pong ressemble un peu à la lampe de flash que les photographes utilisaient au 19ème siècle. La raquette de ping-pong essaie de photographier le sourire de son ombre.

 

A une époque quand j’étais enfant (ou une épochè je ne sais), je jouais très souvent seul au ping-pong. Je sais cela semble aberrant. Je dois donc expliquer un peu. Pour jouer au ping-pong seul, il est nécessaire d’utiliser un dispositif particulier : n’ouvrir qu’une moitié de la table et garder l’autre debout, les deux parties de la table reposent alors à la perpendiculaire l’une de l’autre et la partie verticale de la table peut ainsi être utilisée comme un mur qui renvoie la balle du joueur solitaire. L’aspect contraignant de ce dispositif c’est qu’il oblige à inverser les effets de balle du jeu habituel. L’unique façon de jouer pour que la balle retombe alors sur la table, c’est soit de renvoyer la balle plutôt doucement en frappant à plat soit de renvoyer la balle en la coupant assez violemment (et c’est pourquoi aussi le lift est interdit, la partie verticale de la table inverse en effet l’effet (pour rendre sensible à travers la maladresse du discours le phénomène) : la balle liftée après avoir cogné la partie verticale de la table disparait systématiquement dans les airs.)

 

Je me souviens que je posais la table de ping-pong ainsi pliée auprès d’un seringua et que cela embaumait. Les grosses fleurs ultra blanches du seringua ressemblaient elles aussi à des balles de ping-pong, des balles de ping-pong tranquillement explosées à l’intérieur d’un buisson de fraicheur. Je me souviens aussi qu’à l’époque où je jouais ainsi seul au ping-pong, j’écoutais en même temps à la radio (posée sur le rebord de la fenêtre) les Histoires Extraordinaires de Pierre Bellemare. Un après-midi pendant que je découpais ainsi l’hostie en ébullition de la balle de ping-pong comme un enfant fou, comme un gamin dément, j’ai entendu une histoire restée pour moi inoubliable.

 

C’était l’histoire d’un prisonnier de guerre condamné à mort (pendant la guerre d’Indochine ou de Corée je ne sais plus). Ce prisonnier devait être exécuté en même temps que de nombreux autres hommes par décapitation au sabre. Le bourreau de cette exécution de masse effectuait donc sa besogne funèbre de façon automatique à tour de bras. Après leur exécution, les suppliciés étaient ensuite entassés les uns sur les autres n’importe comment. Très étrangement à l’instant de son exécution, ce prisonnier n’est pas malgré tout décapité intégralement (si j’ose dire) et par un hasard anatomique que je ne saurais expliquer, il ne meurt pas. Il est cependant entassé parmi les cadavres. Il attend très longtemps le départ de ses assassins et quand il est enfin seul, il s’extrait du tas de cadavres. Puis à l’instant où il parvient donc à s’extraire du tas de cadavres, le presque décapité (et je me souviens que P. Bellemare avait alors utilisé une formule extrêmement audacieuse) remet doucement sa tête en équilibre au sommet de son cou à la manière d’un homme qui réajuste son chapeau (comme si la tête devenait ainsi quelque chose comme le chapeau du cou). Le prisonnier ensuite s’enfuit, parcourt une centaine de kilomètres à pied en tenant sa tête avec sa main (oh la silhouette stupéfiante de la résolution), trouve enfin un hôpital où il est soigné et apparait miraculeusement sauvé. (Si j’avais ne serait-ce qu’un dixième de l’aisance narrative d’Antoine Volodine j’aurais raconté cela beaucoup mieux). 

 

Ce qui enfant m’avait sidéré ce jour-là, c’était à la fois l’invraisemblance prodigieuse de l’histoire et aussi surtout la coïncidence selon laquelle j’avais entendu cette histoire précisément à l’instant où je jouais à décapiter à vide une balle de ping-pong. Et c’est ainsi que la balle de ping-pong est devenue à jamais pour moi le symbole même de la décapitation à blanc.

 

La grande figure chrétienne de la décapitation c’est évidemment Saint Jean Baptiste. Du point de vue divagant de ce souvenir d’enfance, le ping-pong serait peut-être ainsi une sorte de parodie clownesque du baptême. Et pourquoi alors le clown pâle a-t-il ainsi volé son nez postiche a l’inconfessable Auguste (celui dont nous claquons les fesses à chaque coup de raquette pourtant) ? A moins que le ping-pong ne soit la pantomime lunaire et chaste du strip-tease de Salomé, comment savoir, demander peut-être au fantôme resplendissant de Jules Laforgue (celui des Moralités Légendaires).

 

J’ai le sentiment que cet événement d’enfance a été pour moi comparable à cet autre événement d’enfance que le poète Serge Pey évoque dans la Main et le Couteau. « Je crois que cela (la poésie) a toujours commencé, depuis qu’il y a des hommes. (…) Mais peut-être que la conscience de ce commencement remonte à ce jour où il y avait beaucoup d’invités à la maison. Notre table était trop petite et j’ai vu mon père saisir la porte d’entrée et la poser sur des tréteaux. Ce jour-là nous n’avons pas mangé sur une table mais sur une porte. Les aliments qui étaient devant moi servaient à autre chose qu’à s’alimenter, ils servaient à passer. Nous mangions pour passer, à travers la porte. Comprendre c’est passer. Je ne peux écrire un poème sans renverser une porte. »

 

Et il y a aussi ces absurdes tables de ping-pong en béton qui se trouvent parfois sur les places, sur les aires d’autoroute ou encore sur les plages. Ces tables ressemblent à des tombeaux ready-made, les tombeaux ready-made du vide (comme si elles avaient été inventées par une sorte de mutant Duchamp-Le Corbusier ou par un Magritte préposé à l’aménagement du territoire).

 

Laurent Albarracin a aussi écrit un élégant petit texte à propos de la balle de ping-pong. Je ne sais si tu l’as lu. Cela s’appelle Ping-Pong(e). Le voici, même si la présentation n’est pas adéquate. Tu trouveras sa forme exacte sur le site Recours au Poème. C’est un calligramme.

 

Quoi de plus fascinant que le rebond s’amenuisant d’une balle de ping-pong sur une table de ping-pong ? Il y a d’abord cette ampleur du saut magique puis ce maintien dans l’étonnement gardé, la répercussion inlassable du choc et de l’impact, et vite cette trépidation qui finit par carrément trépigner pour ne rien donner qu’une coquille blanche comme absolument étrangère à son excitation passée. C’est comme s’il y avait eu accélération vers la lenteur, légèreté s’aggravant soudain en un vide roulant mollement sur le côté. Pourquoi ? –

 

Cela m’amuserait beaucoup de jouer un jour au ping-pong avec toi, même si j’ai la quasi-certitude de ne pas sortir vainqueur d’un tel match. Cela ressemblerait alors sans doute à un face à face entre un héritier de Nabokov et un héritier de De Chazal. Ainsi pendant que tu parviendrais à capter au vol une multitude de papillons incomparables, je resterais les yeux fixés sur la fleur de hasard de la fascination autrement dit sur l’azalée de saphir du zéphyr.


 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris