Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

D’abord merci pour l’envoi des articles du Monde des Livres.

 

 

 

Je viens de lire ton article sur Woody Allen dans les Cahiers du Cinéma. Il me semble ainsi qu’à propos de ta manière d’imaginer le Christ j’avais plutôt visé avec exactitude dans mes Notes autour de l’Auteur et Moi.

 

 

 

Le gag de Woody Allen révèle que le problème de la crucifixion, n’est pas seulement un problème d’événement (d’événement théologique ou historique), c’est aussi un problème d’emplacement. Chaque homme rêve de prendre la place du Christ (que ce soit consciemment ou inconsciemment, délibérément ou non cela revient finalement au même). Chaque homme rêve de prendre la place du Christ sans jamais y parvenir, et cela simplement parce qu’il est trop tard, le Christ a eu l’idée avant les autres. C’est pourquoi l’humanité n’est rien d’autre qu’une sorte d’encombrement ridicule de Christs manqués. L’humanité n’est rien d’autre qu’une sorte de circulation frénétique, de circulation fanatique de simulacres de crucifiés, de faux crucifiés pour rien. Le Christ est le premier à avoir trouvé la place de parking, l’aire de repos ou le stationnement pour handicapé je ne sais de la crucifixion. Ce lieu s’appelle le Golgotha c’est-à-dire le lieu du crâne. Le Christ est le premier à avoir eu l’intuition que le crâne était le lieu de repos de la crucifixion. (L’humour du Christ serait d’être parvenu à se reposer malgré tout sur la croix). Pour les autres hommes il ne reste plus alors à l’inverse qu’à circuler infiniment en tant que simulacres de crucifiés et à changer ainsi cette circulation infinie en circonvolution cauchemardesque du cerveau, d’un cerveau qui ne parvient jamais à demeurer à l’intérieur d’un crâne, d’un cerveau sans cesse à l’air libre. (Le gag de W. Allen est sans doute même plus absurde encore, en effet ce n’est pas un vrai Christ qui occupe la place de parking, celui qui occupe déjà la place est aussi un simulacre de Christ quelconque.)

 

 

 

Des hommes comme Nietzsche ou Artaud sont devenus fous à cause de cette situation, fous de frustration et de jalousie de ne pas pouvoir être le Christ à la place du Christ. C’est pourquoi aussi la théorie de R. Girard selon laquelle le Christ est celui qui délivre les hommes du désir mimétique est dangereusement inexacte. Il serait préférable de dire que le Christ est celui qui délivre les hommes de leurs différents désirs mimétiques à l’exception du désir d’imiter le Christ même.

 

 

 

J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’innombrables manières de résoudre la difficulté de cette situation. La première attitude c’est d’accepter en riant de ne pas trouver de place de parking pour son simulacre de crucifixion et de continuer alors à circuler au petit bonheur la chance selon le hasard de son désir. Ce serait l’attitude de W. Allen, sans doute aussi la tienne, et peut-être encore celle du peuple juif. La deuxième attitude serait de dire que la croyance en une crucifixion a priori n’est qu’une superstition stupide, qu’il n’y a ni crucifixion, ni donc place pour la crucifixion, et que ce qu’il y a c’est seulement une circulation indéterminée de l’humanité. Ce serait l’attitude des bouddhistes. La dernière attitude ce serait de dire que ce qui existe, ce n’est ni la circulation, ni la crucifixion et la place de la crucifixion, que ce qui existe c’est seulement l’avoir lieu du monde, avoir lieu du monde qui apparait à la fois en dehors de l’obligation de circulation de l’humanité et de l’obligation d’occuper une place de pseudo crucifié. Cette attitude serait l’attitude païenne, c’est celle que je préfère (même si comme l’a subtilement remarqué Chesterton ce que nous savons du paganisme nous a quasi intégralement été transmis par le christianisme même, ce que nous appelons le paganisme c’est plutôt la civilisation païenne filtrée par un regard chrétien.) Cette attitude me plait parce qu’elle donne ainsi à sentir l’espace comme la démesure d’un crâne à la fois immanent et absolu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris