Gérard Depardieu

 

 

 

Depardieu n’est pas un acteur du hors-champ. Depardieu apparait d’abord comme un acteur de l’intérieur du plan, de l’intérieur du champ. A chaque instant, à chaque phrase, à chaque posture, Depardieu « entre dans le chou du plan  » pour reprendre une formule de Pialat.  Depardieu surgit à l’intérieur du plan. Depardieu s’ébroue à l’intérieur du plan. Depardieu s’exalte à l’intérieur du plan. Depardieu tourne et retourne à l’intérieur du plan comme un hamster à l’intérieur de sa roue. Depardieu joue comme un hamster géant, comme un hamster titanesque à l‘intérieur du plan, à l’intérieur de la roue du plan. Depardieu joue comme si c’était lui-même qui faisait tourner la caméra, qui faisait tourner la caméra à l’intérieur du plan. Depardieu joue comme un hamster titanesque qui par miracle parviendrait à faire tourner la caméra à l’intérieur même du plan.

 

Depardieu n’est pas un acteur de cinéma. En effet Depardieu ne croit pas à la force cinétique du cinéma, à la puissance cinétique du cinéma. Depardieu ne pense pas que le cinéma fait tourner les acteurs. Depardieu pense plutôt que ce sont les acteurs, que c’est le jeu des acteurs qui fait tourner le cinéma. Depardieu pense que le mouvement du cinéma c’est d’abord et avant tout celui des acteurs.

 

Depardieu n’est pas non plus un acteur de théâtre. Depardieu ne joue pas sur une scène.  Depardieu joue à l’intérieur d’une roue, à l’intérieur de la roue de l’espace. Depardieu apparait comme un acteur de cirque, un acteur de foire, un acteur de fête foraine. Depardieu se déplace à l’intérieur du plan comme une sorte d’auto-tamponneuse, une auto-tamponneuse de viande. Depardieu apparait comme un acteur apte à jouer tous les personnages du cirque à l’intérieur même du cinéma. Depardieu passe ainsi d’un personnage de cirque à un autre à l’intérieur même du plan. Depardieu joue ainsi à la fois l’auguste comme le clown blanc, le tigre comme l’éléphant, le trapéziste comme le dompteur, le monsieur loyal comme le jongleur, le magicien comme l’otarie.

 

 

Depardieu dit parfois qu’à l’intérieur d’une scène il joue d’abord la situation avant de jouer le texte et que ce qu’il dit aussi surtout à l’intérieur du texte d’un dialogue ce sont- je reprends sa formule - les adjectifs profonds. Depardieu joue ainsi à la fois la situation du corps et l’adjectif profond de la parole, à la fois la situation du corps et l’adjectif profond du langage. C’est comme si pour Depardieu le langage révélait l’adjectif profond de la situation. (Cet aspect est surtout flagrant à l’intérieur des films de Blier.) Ce qui étonnant dans le jeu de Depardieu c’est ainsi sa manière de transformer la globalité même du langage en un seul adjectif, en adjectif d’une phrase, en adjectif d’une phrase par laquelle il incarne une situation.  Ainsi pour Depardieu c’est comme si le dialogue devenait quelque chose comme un adjectif des gestes du jeu. Jouer une scène pour Depardieu c’est transformer la globalité même de la parole, la globalité même du langage en adjectif, en adjectif profond, en adjectif profond du geste, en adjectif profond du geste de parler. En effet Depardieu joue toujours d’abord le geste de la parole avant de jouer le sens des mots. C’est pourquoi Depardieu apparait à chaque fois prodigieux chez des cinéastes comme Pialat ou Blier, cinéastes pour qui la parole apparait d’abord comme une pulsion.

 

Depardieu ne joue donc ni la scène ni les dialogues. Depardieu joue la situation. En cela Depardieu est étrangement un acteur sartrien. Depardieu joue comme un acteur de cirque sartrien, comme un étrange acteur de cirque sartrien. Et dans les films de Pialat, Depardieu apparait même comme un acteur de cirque heideggérien. A l’intérieur des films de Pialat, Depardieu donne à voir le cirque banal, le cirque quotidien d’apparaitre jeté au monde. Depardieu joue la parole adjectivale de la situation. Depardieu joue la parole adjectivale de la situation à l’intérieur du cirque de l’être jeté là. Depardieu joue la parole adjectivale de la situation, le langage adjectif de la situation à l’intérieur du cirque d’être jeté là sans au-delà.

 

A la fin du Cyrano de Rappeneau, Depardieu joue la situation de mourir à l’intérieur du grand cirque des arbres, à l’intérieur de cirque majestueux des arbres, à l’intérieur du cirque majestueux des arbres à la tombée de la nuit. Depardieu joue la situation de mourir à l’intérieur du cirque sublime du cosmos même. Ainsi le cinéma pour Depardieu c’est ce qui parvient à transformer la scène de théâtre en cirque nocturne de la forêt, en cirque du cosmos,  en cirque nocturne du cosmos, en cirque nocturne du cosmos colossal.

 

Depardieu joue les situations humaines comme une bête de cirque, comme une bête de foire, comme un monstre de foire. C’est l’aspect à la fois médiéval et quasi browningien de son jeu, de son art. Depardieu joue les situations humaines à la manière d’un freak, à la manière d’un freak de foire. Depardieu tourne et retourne à l’intérieur du plan à la fois comme un léopard à l’intérieur de sa cage et comme Eléphant Man à l’intérieur de sa chambre. Depardieu joue ainsi l’humanité de la situation comme une bête, comme une bête de cirque, comme un monstre, comme un monstre de foire. C’est pourquoi Cyrano de Bergerac a été un rôle parfait pour Depardieu. En effet Cyrano c’est l’alliance ahurissante d’un homme et d’un monstre. Cyrano de Bergerac c’est une figure de freak de Browning qui parle, une figure de freak de Browning qui sait malgré tout parler avec le charme et l’élégance de Sacha Guitry.

 

 

Le jeu de Depardieu n’est donc efficace qu’à l’intérieur d’un cinéma où le hors champ est sans importance, où le hors-champ est presque sans valeur (celui par exemple de Blier, de Pialat ou de Ferreri). A l’inverse dans le cinéma où le hors-champ et aussi surtout le montage est ce qui donne forme au plan (par exemple celui de Resnais ou de Godard) Depardieu semble égaré, perdu. Depardieu fait alors tourner la roue du plan à vide, pour rien. C’est malgré tout un aspect paradoxalement surprenant et même émouvant du Hélas pour Moi de Godard que de filmer Depardieu comme une sorte de Dieu jeté là sur la terre et cela malgré Depardieu, malgré Depardieu qui embarrasse le hors-champ parmi le plan même. Godard filme alors l’égarement, la perdition, la déréliction d’un Dieu, la déréliction contingente d’un Dieu sur la terre, la déréliction proéminente d’un Dieu à la surface de la terre.

 

 

Depardieu n’interprète pas ses personnages. Depardieu ingère ses personnages. Depardieu  mange ses personnages. Depardieu préfère dévorer ses personnages plutôt que d’interpréter un rôle. A l’intérieur de chaque film, Depardieu absorbe son personnage de manière intuitive et même médiumnique sans chercher à le comprendre intellectuellement. Depardieu joue comme un ogre, un ogre de son rôle. Depardieu joue comme un ogre qui dévore son personnage vivant.

 

 

Depardieu joue parfois comme J. Wayne par sa manière d’affirmer en même temps la puissance du corps et la douceur de la diction. Il y a un parler doux de Depardieu. Comme J. Wayne, Depardieu affirme la conjonction de la puissance du bassin et de la douceur de la parole.

 

Il y a un incroyable aplomb de Depardieu, un aplomb sans arrogance, un aplomb de la douceur même, un aplomb de la tendresse. C’est l’aplomb du petit enfant épouvanté d’exister et qui n’a pas cependant peur des hommes, l’aplomb timide, l’aplomb de la douceur timide, l’aplomb de la tendresse timide. Aplomb de haute timidité comme de la haute antiquité. Il y a une timidité mérovingienne de Depardieu.

 

Profonde puérilité aussi de Depardieu. Puérilité obscène de Depardieu quand par exemple il renifle un slip de jeune fille dans Les Valseuses. Vieillesse tendre de Depardieu encore, vieillesse tendre de Depardieu quand à la fin de Cyrano au crépuscule sous les arbres, il récite par cœur, par cœur épuisé d’amour, par cœur épuisé d’amour non-reconnu, les mots que ses yeux ne peuvent plus lire. Et que Depardieu tienne entre ses mains un slip de jeune fille ou une lettre adressée à une femme aimée, il provoque malgré tout à chaque fois une même forme d’émotion, une émotion grognée et chantée de sanglier-oiseau, d’hybride de sanglier et d’oiseau, d’hybride de sanglier et de rossignol.