Bonjour Laurent,

 

 

Je t’envoie Notes autour de Conjonction d’Insubordination de C. Viguié et Marges de C. Viguié.

 

 

Si tu souhaites envoyer ces deux textes à C. Viguié, je suis d’accord.  

 

 

 

 

                                                                                                              A Bientôt               Boris

 

 

 

 

 

 

Notes autour de Conjonction d’Insubordination de C. Viguié

 

 

J’aime d’abord beaucoup cette formule « Pour moi l’étonnement est une propriété de la matière. » Cet étonnement de la matière même, je trouve ça très beau. L’étonnement de celui qui écrit face au monde serait alors une réponse à l’étonnement du monde. L’écriture donnerait ainsi à sentir quelque chose comme une conversation d’étonnements, une conversation d’étonnements entre celui qui écrit et le monde. Reste à savoir de quoi s’étonne la matière, de quoi s’étonne le monde. La matière du monde apparait-elle étonnée d’exister ? La matière du monde apparait-elle étonnée d’être vue par l’homme ? Ou à l’inverse la matière du monde apparait-elle étonnée d’exister sans être vue, d’exister en dehors du regard de l’homme. Ou encore ce qui étonnerait la matière du monde ce serait d’exister parfois vue par l’homme et parfois non vue par l’homme. Ce qui étonnerait la matière du monde ce serait cette oscillation entre l’attention et l’inattention de l’homme, cette hésitation à chaque instant entre l’attention et l’inattention de l’homme. Viguié a en effet une intuition extrêmement profonde du parfois. « Parfois se pose un soleil / sur mon épaule / ou un corbeau / Parfois le soleil s’ébroue / Parfois le corbeau remplace / le ciel / et c’est à travers les parfois/ du corbeau et du soleil / que le jour  cherche / à s’équilibrer. » J’ai le sentiment que le parfois révèle une forme de sensualité de l’enfance, sensualité de l’enfance que Viguié évoque aussi. « Si sensualité il y a, elle provient de l’enfance et non pas de l’adolescence ou de l’âge adulte, elle révèle comment le monde m’est apparu. »

 

« Cette surprise d’apparaitre qui serait déjà une composition en soi. »

Oui en effet, l’étonnement de la matière compose. L’étonnement apparait toujours déjà comme une composition. L’étonnement de la matière compose c’est-à-dire que l’étonnement allie des poses, qu’il conjoint des poses, qu’il tient, maintient des poses ensemble. L’étonnement de la matière invente des coïncidences de poses, des coïncidences de postures. L’étonnement de la matière compose avec les postures mêmes de la matière. L’étonnement de la matière amalgame paradoxalement les postures de la matière avec distinction. Il y a aussi une étrange détonation de l’étonnement. L’étonnement survient comme une détonation tacite, comme une détonation de silence.

 

Je trouve à ce propos superbe ce que Viguié écrit à propos du silence. « Il y a un grand rire des choses lorsqu’on veut les attraper. Un des noms du rire est le silence. Le silence est une propriété de la matière. (…) Les objets se bombent de plénitude à cause de la multiplicité des silences qu’ils nous proposent. » Et j’acquiesce aussi intégralement à ce que Viguié écrit à propos de la lenteur. « La phrase doit davantage servir la lenteur des objets plutôt que la rapidité des mots. (…) un devoir de ralenti. »

 

 

J’aime bien encore ce que Viguié dit à propos de Juarroz. « Juarroz essaie de placer les objets dans le vide, en dehors de la rationalité conventionnelle. » Oui c’est exact, il y a en effet une sorte de lévitation abstraite des choses à l’intérieur du texte de Juarroz. En cela la poésie de Juarroz ressemble parfois à la peinture de Malevitch. Dans la poésie de Juarroz les choses deviennent quelque chose comme des lettres de matière en lévitation à l’intérieur de l’espace, en lévitation quasi stellaire à l’intérieur de l’espace. Ce qui est beau aussi surtout chez Juarroz c’est que cette lévitation des choses à l’intérieur du vide y apparait malgré tout comme incrustée. L’écriture de Juarroz incruste la lévitation des choses à l’intérieur du vide. C’est ainsi que son œuvre répond à celle de Mallarmé.

 

 

Le timbre émotionnel du texte de Viguié à propos de Chardin est souvent proche de celui de Ponge à propos de ce même peintre. « Chardin est celui qui ralentit le temps de la perception brusque. » « Le grand travail du possible sera de mener les objets vers leur gloire pudique, une exultation humble. » « Une fulguration humble, une délivrance mutique, un bruyant silence, le mouvement immobile que chaque élément referme sur lui-même, une matière émerveillée à l’intérieur de sa brutalité douce… » Cela serait à rapprocher de ces phrases de Ponge. « Le fatal quant à moi m’est d‘autant plus sensible qu’il va d’un pas égal, imperturbablement, sans éclats démonstratifs, va de soi. »  

 

Viguié t’adresse aussi parfois un salut amical à l’intérieur de ses textes. Il est par exemple évident que les phrases suivantes sont un hommage à ton écriture, un hommage à l’invention majeure de ton écriture. « La métaphore suprême à propos d’une orange est d’être une orange. » « Le drap blanc qui ressemble à de la neige invente des milliers de métaphores pour rester un drap blanc. »

 

« Dès lors, il existera une âme similaire pour le poireau et l’oignon (…) autrement dit, chaque objet, chaque humain exprime une substance identique. »

A ce propos cette fois je ne suis pas d’accord. Et ce serait peut-être ce qui distingue un substantialiste comme Vigué pour qui chaque objet exprime une même substance, la substance de l’être (idée que tu partages aussi), et un matérialiste aberrant comme je le suis, disons un matérialiste animiste (ce qu’était aussi Bachelard), pour qui chaque chose affirme une âme particulière et pour qui aussi les âmes particulières de chaque chose se répondent et se métamorphosent à chaque instant à l’intérieur du monde. Ainsi pour reprendre les schémas imaginaires de Bachelard, chaque matière affirme une âme unique c’est-à-dire une force-forme unique. Il y a ainsi l’âme de la terre, l’âme de l’eau, l’âme de l’air, l’âme du feu, qui apparaissent comme des forces-formes de la matière qui se répondent à chaque instant par métamorphose à l’intérieur du monde. Il n’y a donc pas de substance de l’être, de substance homogène de l’être qui s’exprimerait de façons différentes, apparaissent plutôt des forces matérielles hétérogènes, des forces matérielles immédiatement hétérogènes. Le monde n’est pas un. Le monde n’a pas d’unité. Le monde n’est pas un univers, le monde n’apparait pas uni-vers, uni vers l’être, uni vers l’instance de l’être. Le monde survient plutôt comme un chaos, un chaos en équilibre, un chaos en équilibre par miracle.

 

 

« Toute poésie est de circonstances. Encore faut-il savoir vers quoi cette poésie se tourne. »

Viguié retrouve alors une idée de Deguy. Je n’ai pas exactement ce sentiment. J’ai plutôt le sentiment que le poème se tourne en dehors des circonstances, en dehors des circonstances et des situations, en dehors des circonstances et des situations de l’histoire. Viguié note à ce propos ceci « Avant tout, je pense que la poésie appartient à l’Histoire. » Cela me semble très discutable, même si l’histoire telle que la pense Viguié est finalement assez proche du mythe.  « une histoire ancienne car elle n’a jamais souscrit à la séparation d’un monde sensible et d’un monde intelligible. » Je dirais ainsi plutôt que la poésie appartient à la géographie, même si paradoxalement cette géographie apparait aussi comme une géographie du temps. Ou encore la poésie appartient à la géologie, à la géologie de l’instant, comme à la météorologie, à la géologie de l’instant comme à la météorologie des siècles, comme à la météorologie des millénaires.

 

 

Cette remarque aussi m’intéresse « Le fini est avant tout une bête curieuse, beaucoup plus étrange que peut l’être l’infini. » En effet le fini fouine. Le fini fouine qui sait entre le oui et le non. Le fini cherche une sorte de chemin secret, de souterrain secret entre le oui et le non. Le fini fouine comme un fou afin de déchiqueter l’indistinction idiote du oui-non. Le fini fouine comme un fou afin de dévorer la stupidité diabolique de Monsieur Ouine, du Monsieur Ouine de Bernanos. Le fini fouine à la fois avec une sorte d’hébétude et de bêtise ou encore qui sait de bétude et d’hébêtise. Le fini n’en fait qu’à sa tête, le fini n’en fait qu’à sa tête chercheuse. Le fini n’en fait qu’à sa tête chercheuse à l’intérieur du feu, à l’intérieur du feu de l’ici, à l’intérieur du feu de maintenant, à l’intérieur du feu de l’ici-maintenant. La bête curieuse du fini ce serait aussi celle du désespoir calme dont parle Ponge à l’intérieur du Parti-Pris des Choses. Le fini fouine comme la bête curieuse du désespoir calme. Le fini plonge la tête à l’intérieur de la terre afin de provoquer le jaillissement des pieds à l’intérieur du ciel comme il plonge ses mains à l’intérieur du ciel afin de provoquer le jaillissement de la poitrine à l’intérieur de la terre. Le fini en reste alors là et par miracle parvient à bondir, à rebondir à l’intérieur de ce rester là. Ce rebond du rester là c’est précisément la bêtise de la curiosité, la bêtise ravissante de la curiosité.

 

« Je pense qu’aucun objet n’a fini pleinement d’apparaitre et les valeurs d‘usage que l’on développe à leur encontre les annulent et les engloutissent. »

Je n’ai pas ce sentiment. Je dirais plutôt que ce qui aliène les choses ce n’est pas l’usage, c’est l’échange, c’est l’échange économique des choses qui les transmute alors en signes. Rêver de vivre dans un monde sans usage, dans un monde où les choses n’apparaitraient jamais utilisées, c’est finalement rêver de vivre dans univers parfaitement muséifié, un pur spectacle où les objets se situeraient quasi hygiéniquement sur le socle de leur identité sacrée. Ce rêve d’un monde sans usage est une sorte de rêve puritain, celui d’un homme qui refuse de prendre et de porter les choses, celui d’un homme qui refuse de faire l’expérience de ce que Handke appelle Le Poids du Monde. Les choses en effet ne sont pas des images. Les choses surgissent d’abord comme des formes de la pesanteur. J’ai beaucoup porté de choses pendant mon adolescence afin d’aider mon père dans son travail d’antiquaire. J’ai rangé des quantités gigantesques de vaisselle dans des cartons. J’ai aussi porté d’innombrables tables, buffets, bureaux et armoires. C’est pourquoi cette vision d’un univers d’objets sans usage me semble irrecevable. Les choses n’arrivent jamais d’elles-mêmes là où elles se trouvent, c’est toujours un homme qui les y a apportées. Ce poids du monde Viguié le connait pourtant « Se servir d’un brin d’herbe, d’une pierre, d’un oiseau, d’un seau, d’une planche et les accueillir pour qu’ils se posent et révèlent de nouveau le poids palpable et indubitable qu’ils avaient offert au monde. » C’est précisément en effet par l’usage, par l’usage des choses que nous éprouvons avec le plus d’exactitude et d’intensité le poids du monde.

 

Je ne pense donc pas que ce soit les valeurs d’usage qui abolissent la présence des choses. Et Viguié indique cependant aussi parfois que c’est précisément par l’usage que les choses révèlent leur singularité. « Ils (les objets) reprennent une vie partielle lorsque je les utilise, autrement dit lorsque je les singularise par rapport aux autres. » En effet à l’instant de leur utilisation les choses apparaissent présentes. Quand je pousse la brouette, je pousse la présence de la brouette. Ou bien quand je pousse la brouette, je contemple la brouette, simplement je ne contemple pas la brouette avec les yeux, je contemple la brouette avec les muscles, je contemple la brouette avec la pulsion des muscles, avec la tension des muscles. Ou encore pour reprendre un mot qui plait à Viguié « Surgit donc ce magnifique verbe : considérer. » Quand je pousse la brouette, je considère la brouette, je considère la brouette avec les muscles, je considère la brouette de manière musculaire, par des postures musculaires, par des suites de postures musculaires. Il me semble donc que cette idée d’une abolition de la chose dans son usage est une inexactitude voire une erreur. Et pour être honnête c’est sans doute bizarrement Ponge qui serait à l’origine de cette erreur. Cette idée est en effet plusieurs fois développée dans le Parti-Pris des Choses.

 

Viguié sait pourtant aussi qu’il y a une beauté de l’usage, une intensité de l’utilité c’est pourquoi je préfère de beaucoup quand il écrit ces mots très simples « Pour moi la poésie est utile, le capitalisme ne l’est pas. » Cependant sa vision de l’utilité et des outils reste un peu austère et solennelle. « Il (Metz) n’a pas eu à jongler ou à se faufiler à travers le paysage littéraire. Les outils poétiques possèdent la même forme qu’une pioche, une pelle, un couteau  pour couper le pain ou des morceaux de bois. » Je distords un peu l’intention du texte pour indiquer alors ceci : ce dont Viguié n’a semble-t-il pas l’intuition c’est qu’il existe aussi une manière de s’amuser avec les outils, c’est qu’il y a aussi une joie à jongler avec les outils, c’est qu’il y a une élégance et même une élégance cérémonieuse, une élégance rituelle à parvenir à jouer avec les outils afin de métamorphoser leur usage. Ce geste c’est précisément le geste de l’enfant. Et cet amusement avec les outils ce serait aussi celui de l’ombre. « Lorsque je veux écrire dehors : il y a toujours une ombre : qui s’amuse avec la blancheur de la page. »

 

« Le poème doit donc résister à l’image, se méfier du « stupéfiant image » ou d’une vague de métaphores qui emporterait tout sur son passage à cause de sa facilité étincelante. »

Evidemment là je suis intégralement en désaccord. Cette cataracte des métaphores, cette cataracte de facilité des métaphores c’est précisément en effet ce que je cherche à chaque instant à affirmer. Il me semble que Viguié se méfie énormément de la facilité. Pour lui la facilité est une faute. Il préfère la difficulté ou encore l’austérité (celle de la poésie de Metz par exemple). Viguié fait ainsi souvent l’éloge de la soustraction et de la retenue. « Le vrai travail peut-être est de simplifier. De dire le moins possible mais d’écouter beaucoup. » Il y a évidemment une grandeur de l’austérité et de la retenue. C’est par exemple celle de Juarroz, de Jacqmin ou encore celle de Beckett. Cette grandeur je ne la conteste pas, je la reconnais et l’admire aussi. Simplement elle ne correspond pas à mon caractère. J’ai plutôt le sentiment qu’il existe aussi une forme paradoxale d’ascèse de la facilité, d’ascèse de l’insouciance, par exemple en peinture celle de Pollock ou même celle de Miro. Cette facilité, cette extase de la facilité ce serait celle de l’amateur qu’évoque Viguié quand il cite Chaplin « C’est que nous sommes tous, des amateurs, on ne vit jamais assez longtemps pour être autre chose. » Et puis de même qu’il y a de nombreux poètes qui se masquent derrière une fièvre vaine d’images (je pense ici surtout à Aragon ou à Breton), il y a aussi à l’inverse d’autres poètes qui se masquent derrière des attitudes d’omission et de rétention. Je pense cette fois aux adeptes faussement mallarméens des mots disposés sur la page comme des dentelles d’outrecuidants chichis ou encore aux apôtres de l’objectivité grammaticale.

 

La façon de Viguié de condamner la métaphore m’agace évidemment aussi. Selon Viguié, c’est comme si nous étions à notre époque envahis par d’innombrables fanatiques de la métaphore. Eh bien je n’ai pas exactement cette impression. Des métaphores précises je n’en rencontre ni à la télévision, ni à la radio et pas plus d’ailleurs à l’intérieur des livres de poésie. Cette haine de la métaphore, ce dégoût envers la métaphore de la part de ceux qui écrivent est toujours pour moi l’indice d’un assujettissement plus ou moins hypocrite à la logique capitaliste. En effet, ce que le capitalisme désire d’abord anéantir ce n’est pas la pensée, c’est surtout l’imagination c’est à dire une manière de composer une logique avec nos fibres comme disait Mallarmé. Ce que désire le capitalisme ce serait que les sensations ne soient jamais dites et aussi que le langage ne soit jamais senti. Je me suis toujours à ce propos demandé pourquoi les poètes objectivistes écrivaient de la poésie et n’avaient pas plutôt choisi de devenir, du fait de leur indifférence envers la métaphore, par exemple quincaillers. Mais ils auraient alors sans doute été de ce genre de quincaillers qui vous expliquent doctement que le métier de quincailler consiste à ne surtout pas vendre de casseroles.  

 

Cette austérité, ce désir de difficulté de Viguié c’est aussi une méfiance envers l’éclat de la couleur, l’éclat de démesure de la couleur, couleur qui apparait à chaque instant donnée, violemment offerte, incroyablement dépensée à l’intérieur du monde. Cette austérité de Viguié c’est une méfiance envers le don immédiat de la couleur, le don de démesure de la couleur, la gratuité démesurée de la couleur, la dépense démesurée de la couleur. « J’utilise un vocabulaire assez pauvre, banal, comme un peintre qui se méfierait de la somptuosité des couleurs. »

 

Viguié emploie enfin cette formule qui me gêne énormément, celle d’« imaginaire social ». Cette expression me gêne parce qu’elle serait l’indice d’un homme qui n’a pas eu l’audace d’extraire son corps des conditions sociales, des contraintes de la vie sociale. Et cela surprend d’autant plus de la part d’un homme qui a eu le courage de vivre de manière très pauvre. J’ai précisément à l’inverse le sentiment que le geste de l’imagination apparait intégralement asocial. Le geste de l’imagination affirme la volonté d’une solitude, la volonté d’une chair unique. Penser que l’imaginaire est social cela reviendrait à nier le génie de Chazal en prétendant que son œuvre n’est rien d’autre que la vague rêvasserie d’un bourgeois industriel de la canne à sucre.

 

 

« La poésie installe un monde dans le monde comme si celui-ci n’avait pas encore fini de rêver. » Vigué se tient ainsi à proximité d’un sentiment essentiel de Pessoa. « Je me considère comme un homme qui a beaucoup voyagé. J’ai fait plusieurs fois le tour d’une orange, le tour d’une pomme, habité au cœur d’un tournesol, vécu au fond d’un vase. » « De même, nous ne savons pas si le monde s’est habitué à lui-même et si, à travers son étonnement figé, ne tremble pas encore tout le voyage d’être ce qu’il est. » Par cette apologie du voyage, Viguié retrouve une fois encore Pessoa. « Voyager ? Pour voyager, il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée… »  (Pessoa, Le Livre de l’Intranquillité). Et Vigué retrouve alors aussi une intuition intense de Deleuze, celle du voyage immobile. « Voyage sur place, c’est le nom de toutes les intensités. » (Deleuze-Guattari, Mille Plateaux)  Ce voyage immobile ce serait alors la forme par excellence de ce que Viguié nomme la dissidence émerveillée « La poésie commence par une dissidence émerveillée. » Je trouve cette formule mémorable.

 

Les textes de Viguié évoquent aussi parfois ceux de Guillevic. Bernard Noël a fait des remarques intéressantes à propos de Guillevic dans La Place de l’Autre. « Ce qui est unique chez Guillevic, c’est que son poème est d’une telle simplicité qu’il en est souverain, aussi bien par la façon qu’il a d’éclairer le lecteur que par son air d’exposer tout ce qui le compose, si bien qu’il parait dire son tout, sans ombre et sans aucun retrait. (…) Chez Guillevic - et cela encore est unique – la concision peut s’allier à l’abondance, le flux à la condensation (…) L’emboitement de sensations naturelles et de sensations réfléchies (…) fusionnent à force d’être soupesées, précisées, dépouillées, vérifiées, éclaircies par un travail têtu et rond  - oui, plein d’entêtement et de rondeur. » 

 

 

 

 

 

 

Marges de Christian Viguié

 

 

« Comme si le jour se nourrissait / d’un grand feuillage. »

Le ciel semble se nourrir des bégaiements du feuillage. Le ciel semble se nourrir des sourires du feuillage. Le ciel semble se nourrir des bégaiements de sourires du feuillage. Le ciel semble se nourrir des bégaiements d’ombres du feuillage, des bégaiements d’ombres souriantes du feuillage.

 

« Lorsque le ciel se repose sur lui-même. »

Le ciel repose à l’intérieur de sa chute. Le ciel repose à l’intérieur de l’équilibre de sa chute. Le ciel repose à l’intérieur de l’équilibre volatil de sa chute. Le ciel repose à l’intérieur du chant de sa chute. Le ciel repose à l’intérieur du chant d’équilibre de sa chute, à l’intérieur du chant d’équilibre volatil de sa chute.

 

« Le ciel joue aux osselets avec les nuages. »

Le ciel joue au mikado avec les nuages. Le ciel joue au mikado avec les métamorphoses des nuages. Le ciel joue au mikado avec le ravissement des nuages. Le ciel joue au mikado avec les métamorphoses de ravissement des nuages. Le ciel joue au mikado avec la syncope des nuages. Le ciel joue au mikado avec les métamorphoses de syncope des nuages. Le ciel joue au mikado avec l’évanouissement des nuages. Le ciel joue au mikado avec les métamorphoses d’évanouissement des nuages.

 

« Lorsque le ciel cherche une phrase qu’il doit recommencer nuage après nuage. »

Le ciel phrase le silence. Le ciel phrase le silence avec les nuages. Le ciel phrase le recommencement du silence. Le ciel phrase le recommencement du silence avec les métamorphoses des nuages. Le ciel phrase le recommencement d’inachèvement du silence. Le ciel phrase le recommencement d’inachèvement du silence avec les nuances de métamorphoses des nuages.

 

« Depuis des millénaires / le ciel s’ingénue / à broyer des couleurs. »

Le ciel s’ingénue à broyer les couleurs à l’intérieur du sang. Le ciel s’ingénue à broyer les couleurs à l’intérieur de la roue du sang. Le ciel s’ingénue à broyer les couleurs à l‘intérieur de la roue de sourires du sang.

 

 

« Un fleuve serait déjà un dieu / qui cherche sa nudité. »

L’eau cherche sa nudité à l’intérieur de sa nudité. L’eau cherche et trouve sa nudité à l’intérieur de sa nudité. L’eau cherche la trouvaille de sa nudité comme elle trouve la recherche de sa nudité. L’eau cherche la trouvaille de sa nudité comme elle trouve la recherche de sa nudité à l’intérieur de sa nudité. L’eau cherche la trouvaille de sa nudité comme elle trouve la recherche de sa nudité à l’intérieur du vide de sa nudité, à l’intérieur du vide inouï de sa nudité, à l’intérieur de l’élan de vide de sa nudité, à l’intérieur de l’élan de vide inouï de sa nudité. L’eau cherche la trouvaille de sa nudité comme elle trouve la recherche de sa nudité à l’intérieur de l’élan de lenteur de sa nudité, à l’intérieur de l’élan de lenteur vide de sa nudité. L’eau cherche la trouvaille de sa nudité comme elle trouve la recherche de sa nudité à l’intérieur de l’élan de lenteur inouïe de sa nudité, à l’intérieur de l’élan de lenteur vide inouïe de sa nudité.

 

« Il existe une colline qui m‘apprend à regarder. Je sais en la regardant comment sont les lèvres du verre dans la pénombre. »

L’eau fraiche donne à sentir les lèvres du verre. L’eau fraiche donne à sentir les lèvres de translucidité du verre. L’eau fraiche donne à sentir les lèvres d’obscurité du verre. L’eau fraiche donne à sentir les lèvres de translucidité obscure du verre. L’eau fraiche donne à sentir la voix du verre. L’eau fraiche donne à sentir la voix de lèvres du verre.

 

« Avec le pichet, l’histoire recommence. »

Avec le pichet, la poussière creuse sa tombe à l’intérieur de l’eau. Avec le pichet, la poussière du sourire creuse sa tombe à l’intérieur de l’eau. Avec le pichet, la poussière du sourire creuse sa tombe à l’intérieur de la pioche de l’eau.

 

Derrière la vitre / il y a une vitre / qui n’existe pas / (…) il y a un arbre et un oiseau qui donnent équilibre au ciel, au verre, à la façon dont le ciel sait se briser. »

La vitre équilibre la brisure du ciel. La vitre équilibre le sourire du ciel. La vitre équilibre la brisure de sourire du ciel.

 

« Syntaxe ouverte comme lorsque l’enfance tremblait à la fenêtre. »

L’enfance ouvre la syntaxe de la fenêtre. L’enfant sait comment ouvrir la syntaxe de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de tremblements de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de frissons de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de bégaiements de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de sourires de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de hurlements de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de sourires hurlés de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de fraicheur de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de fraicheur souriante de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de fraicheur hurlée de la fenêtre, la syntaxe de fraicheur souriante hurlée de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe d’ascèse de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe de facilité de la fenêtre. L’enfance ouvre la syntaxe d’ascèse facile de la fenêtre.

 

 

« Nous ne tombons pas / parce qu’il y a des mots qui tiennent. »

A chaque instant nous tombons, parce que les mots ne nous tiennent pas. A chaque instant nous tombons parce que les mots ne sont jamais assez forts pour nous tenir en équilibre. A chaque instant nous tombons par la grâce du silence. A chaque instant nous tombons par la grâce obscène du silence.

 

« Mes mots doivent ressembler à des brins d’herbe. »

Sentir les phrases comme la poussée de l’herbe. Sentir l’apparition des phrases comme la poussée à la fois luxuriante et monotone de l’herbe. Sentir les phrases comme la prolifération de l’herbe, comme la prolifération à la fois luxuriante et monotone de l’herbe. Sentir l’apparition des phrases comme la pulsation de l’herbe. Sentir l’apparition des phrases comme la pulsation à la fois luxuriante et monotone de l’herbe.

 

« Il y a quelque chose qui tourne dans l’écriture comme un corbeau. »

A l’intérieur de l’écriture tourne le corbeau de l’aurore. A l’intérieur de l’écriture tourne l’aurore du noir.

 

« Peut-être nous faudra-t-il apprendre à soutenir le silence comme s’il fut une ancienne chair  donnant la forme aux fruits. »

Le silence apparait comme la chair de la présence. Le silence apparait comme la chair de préhistoire de la présence. Le silence apparait comme chair de préhistoire de la présence qui donne à chaque instant une forme exacte aux fruits de hasard de la nécessité, qui donne à chaque instant une forme exacte aux fruits de hasard du destin.

 

« J’apprends mon métier avec de la chaux et du silence. »

Travailler la facilité avec la chaux du silence. Travailler la facilité de la catastrophe avec la chaux du silence. Travailler la facilité d’herbes de la catastrophe avec la chaux de sourires du silence. Travailler le feu de facilité de la catastrophe. Travailler le feu de facilité de la catastrophe avec la chaux de sourires du silence. Travailler le hurlement de facilité de la catastrophe. Travailler le hurlement de facilité de la catastrophe avec la chaux de sourires du silence. Travailler le crâne de facilité de la catastrophe. Travailler le crâne de facilité de la catastrophe avec la chaux de sourires du silence.

 

 

« Peut-être que son parfum proviendrait du fait d’effeuiller tous ses noms. »

Seul le papier sait comment effeuiller un parfum.

 

« Ce qui tremble avec le ciel, avec de l’herbe ou dans le regard à cause des paupières du vent  appartient à la page blanche sur la table. »

Le papier peaufine l’oscillation de l’herbe à l’intérieur du vent. Le papier peaufine les paupières de l’herbe. Le papier peaufine les paupières du vent. Le papier peaufine les paupières d’herbes du vent. Le papier posé à la surface de la table peaufine les paupières d’herbes du vent.

 

« A force de dire que la page garde la stupeur d’une fenêtre (...) c’est plus sûrement cette table sur laquelle tu écris qui devient le vrai poème. »

Le papier apparait comme la fenêtre du blanc. Le papier apparait comme la fenêtre d’écartèlement du blanc. Le papier apparait comme la fenêtre de feu du blanc. Le papier apparait comme la fenêtre de blanc du feu.

 

« Que serait-ce cela si la table se renouvelait autant que le nuage ? »

La table se métamorphose comme le nuage. Malgré tout la métamorphose de la table apparait   plus secrète que celle du nuage. Le nuage montre la métamorphose avec exubérance. La table affirme la métamorphose de manière tacite et clandestine.

 

« Comme s’il existait une page commune / pour le ciel et pour la terre. »

Composer une table de papier afin de trouver la page de rencontre de la terre et du ciel. Composer une table de papier afin de trouver la page de partage de la terre et du ciel.

 

« L’invisible ne me permet pas / de m’asseoir sur une chaise/ d’ouvrir un livre. »

L’inconnu autorise. L’inconnu autorise à s’asseoir sur une chaise et à ouvrir un livre. L’inconnu autorise comme tabou. L’inconnu autorise comme sourire du tabou, comme sourire taciturne du tabou. L’inconnu autorise à s’asseoir sur une chaise et à ouvrir un livre comme sourire taciturne du tabou.

 

 

« Je sais aussi qu’il y a une colline comme une épaule nue. »

La colline apparait comme une épaule nue. La colline apparait comme l’épaule nue de la terre. La colline apparait comme l’épaule nue de la terre et du ciel. La colline apparait comme l’épaule nue de la coïncidence de la terre et du ciel.

 

« Ainsi l’arbre n’a pas besoin de ma pensée pour agiter des feuilles réelles. Il fait trembler la route avec sa grande robe d’ombre et il n’y a que moi pour croire soudain à cette nudité et à cette robe ou à l’utilité de la route. »

L’arbre fait trembler la route avec la robe de son équilibre. L’arbre fait trembler la route avec la robe de son ombre. L’arbre fait trembler la route avec la robe d’ombre de son équilibre. L’arbre fait trembler la route avec la robe d’équilibre de son ombre.

 

« Les oiseaux ressemblaient aux ailes des arbres. »

Les oiseaux ressemblent aux ailes d’hésitation des arbres. Les oiseaux ressemblent aux ailes de pudeur des arbres. Les oiseaux ressemblent aux ailes d’hésitation pudique des arbres.

 

« Quelquefois se cacher au centre avec des chiens. »

Quelquefois se cacher au centre de la terre avec les chiens de la chance. Quelquefois se cacher au centre du feu avec les chats du désespoir. Parfois se cacher au centre de la terre avec les chiens de la chance. Parfois se cacher au centre du feu avec les chats du désespoir.

 

« On peut attacher un chien à sa soif. »

Savoir comment détacher un chien avec le sourire de sa soif. Savoir comment délivrer un chien avec le sourire de sa soif.

 

« Il se moquera de ta conscience / qui n’a jamais su cercler / la roue d’un soleil. »

Le soleil sait comment cercler à chaque instant le chemin du cerveau. Le soleil sait comment cercler à chaque instant le chemin de stupeur du cerveau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

je te remercie pour ces remarques concernant Christian Viguié, très intéressantes. D'ailleurs lui aussi en était heureux. Il me dit :

 

"Cher Laurent,

Très belles et pétillantes discussions en perspective avec l'ami Boris. Je te remercie.

 Au 29."

 

Je l'ai vu le 29 février et on se disait que ce serait bien que vous vous rencontriez. Un jour peut-être.

 

(…)

 

Amitiés,

 

 

Laurent