Dégagement du Gardien 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

Le poète s’engage en se dégageant, 

 

Cette apologie du dégagement a un aspect à l’évidence rimbaldien. 

 

« Des humains suffrages 

Des communs élans, 

Là tu te dégages, 

Et vole selon. »  

 

(Si je me souviens bien, Rimbaud parle aussi « du dégagement rêvé croisé de violence nouvelle ») 

 

 

Et si le poète est émancipé et désaliéné, c’est bien parce qu’il s’accorde à ce qui est, qu’il exalte le fait d’être des choses. Il a en quelque sorte dépassé le stade de la révolution et vit tout de suite après, comme si elle avait eu lieu effectivement, en plein dans l’essentiel. 

 

Ou encore celui qui écrit se tient à la fois en dehors des normes de la société et en dehors du désir de révolution parce qu’il sait que le désir de révolution n’est que le désir d’une autre norme sociale. Celui qui écrit s’émancipe et se désaliène alors de la croyance en une vérité du lien social. Ainsi pour nuancer un peu tes phrases, celui qui écrit n’est pas celui qui rêve d’un monde meilleur. Celui qui écrit serait plutôt celui qui montre que la simple existence du monde apparait toujours plutôt belle et plus intense que la société des hommes. Celui qui écrit ne désire pas la révolution parce qu’il a aussi le sentiment que la métamorphose du monde apparait toujours à la fois plus violente et plus subtile que les révolutions humaines. 

 

 

Le poète qui traverse dans les clous ne fait pas de loopings.  P. Vinclair 

 

Je dirais plutôt que celui qui écrit jardine le lopin des loopings. Celui qui écrit invente ainsi un chemin par le geste d’improviser des loopings avec des clous. 

 

 

On pourrait dire que le gardien de but est le chef d’orchestre de l'imprévu, 

 

Le gardien de but apparait en effet à la fois comme un chef d’orchestre et comme un acrobate, comme un chef d’orchestre et comme un jongleur. Le gardien de but apparait à la fois comme celui qui dirige l’organisation de la défense de son équipe et comme celui qui répond de manière instantanée et réflexe aux mouvements de l’équipe adverse. Le problème du jeu du gardien c’est précisément de parvenir à allier à chaque instant un programme mental qui harmonise les positions et les déplacements de ses équipiers et des gestes d’anticipations improvisés qui répondent aux initiatives de l’équipe adverse. 

 

 

A propos du jeu du gardien de but, voici aussi un extrait d’une lettre à Jean-Daniel Botta. 

 

Ce qui m’étonnait quand je jouais au football, c’était l’aspect de poulpe des équipes de joueurs. Quand tu joues au football au poste de gardien tu as en effet l’impression que les deux équipes ressemblent à des sortes d’hydres qui se répondent à chaque instant à la fois physiquement et télépathiquement. Chaque joueur apparait alors soit comme un œil soit comme un tentacule de ce poulpe, de cette hydre. Ainsi quand tu joues gardien, à l’instant où l’équipe adverse développe une attaque, tu as l’impression d’une hydre gigantesque qui se déploie face à toi. C’est l’aspect féerique du football, tu as le sentiment comme gardien de combattre un dragon. A cette différence près que tu disposes afin de combattre ce dragon non seulement d’une épée mais aussi d’un autre dragon, le dragon de ta propre équipe, le dragon de l’équipe à laquelle tu appartiens. Le problème du jeu du gardien c’est ainsi de savoir comment répondre aux gestes du dragon qui se déploie à chaque instant devant toi. Quand tu joues gardien il n’est pas cependant nécessaire de répondre à chaque fois au geste de l’adversaire qui a le ballon, cette attitude c’est justement celle qu’adopte spontanément celui qui n’a jamais joué au poste de gardien et elle est trop rudimentaire pour être efficace. Pour jouer gardien de manière efficace il n’est en effet même pas nécessaire de répondre aux gestes des joueurs eux-mêmes, ce qui apparait nécessaire c’est de parvenir à répondre à la fois aux gestes du ballon, parce que le ballon a des gestes particuliers, les gestes particuliers de celui qui n’en imagine qu’à sa tête, de celui qui n’en imagine qu’à sa tête de vide, de celui qui n’en imagine qu’à sa terre de vide, qu’à sa tête-terre de vide et de répondre aussi aux gestes de l’équipe adverse (adverse et aussi qui sait averse je veux dire à la pluie d’hommes que tu affrontes), de répondre aux gestes innombrables de l’hydre de l’équipe adverse. Il y a alors le plus souvent deux manières de répondre, soit par violence soit par subtilité c’est-à-dire soit en tranchant un tentacule de l’hydre de l’équipe adverse autrement dit en s’interposant dans la relation entre deux adversaires, soit en séduisant, en détournant de son chemin cette relation entre les adversaires et en devenant alors la destination de cette trajectoire. C’est une manière de ravir au vol la trajectoire des adversaires. Le plongeon apparait ainsi comme une forme de kidnapping, de kidnapping euphorique à savoir comme une forme de ravissement, kidnapping euphorique parce que par le geste de saisir le ballon au vol, le gardien s’amuse ainsi à voler l’invention d’enfance de l’autre. 

 

 

(Le dégagement, c’est précisément aussi un geste de gardien, c’est l’instant où après avoir capté le ballon, le gardien relance le jeu. Ainsi à l’instant où il dégage, le gardien à la fois impulse une nouvelle trajectoire au jeu et il s’en abstrait, il s’en abstrait délibérément.)

 

 

 

Enfin à propos du rythme, j’avais déjà écrit ces phrases à l’intérieur des Conversations avec P. Crab. 

 

 

Dolphy refuse le tempo continu et Webern défie la continuité du temps. Ainsi le problème de la ressemblance entre Dolphy et Webern se jouerait à l’intérieur de la distinction entre tempo et temps. Problème : que devient la musique quand c’est la discontinuité même du temps qui devient le seul et unique tempo. (Problème à rapprocher aussi de l’écriture d’Arno Schmidt.) 

 

(…) 

 

 

J’ai plutôt le sentiment qu’improviser, c’est le geste même d’improviser le temps. Ainsi celui qui improvise n’évolue pas à l’intérieur d’un temps unifié. Celui qui improvise improvise précisément les formes du temps, les formes de la discontinuité du temps. 

 

(…) 

 

 

Je n’ai pas le sentiment que cette contiguïté des instants du temps soit accomplie à travers un sujet ou un esprit. Ce temps d’instants contigus n’est pas celui de la pensée, ce temps d’instants contigus apparait plutôt comme celui de la chair, c’est-à-dire celui de la respiration ou encore du sang. Les instants apparaissent ainsi contigus à l’intérieur de l’arbre de la chair, à l’intérieur de l’arbre de souffle de la chair, à l’intérieur de l’arbre de sang de la chair.  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                  Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entièrement d'accord avec ça : 

 

"Celui qui écrit serait plutôt celui qui montre que la simple existence du monde apparait toujours plutôt belle et plus intense que la société des hommes. Celui qui écrit ne désire pas la révolution parce qu’il a aussi le sentiment que la métamorphose du monde apparait toujours à la fois plus violente et plus subtile que les révolutions humaines." 

 

 

Tu as peut-être noté qu'il y a un mot à la mode en ce moment dans la sphère médiatico-politique, c'est le terme de "dégagisme". C'est amusant comme ce mot dit le contraire de ce qu'il énonce : au lieu d'évincer les élites ou les gouvernants (en regardant ailleurs par exemple), on se braque sur eux, on est obnubilé par eux, et finalement cette pseudo-haine les renforce, les installe en nous.

 

 

 

Bien à toi,

 

Laurent