Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

le même qui gesticule dans le retour de la chose lors de son transport.

 

Il y a un déménagement du même, un manège du même, un manège du déménagement, un manège de cartons du déménagement. Il y a une oscillation du carton, une oscillation résolue du carton pendant le déménagement. Il y a une gesticulation catatonique du carton à l’intérieur du camion de déménagement. Ce serait peut-être l’emblème même de l’emblème. (Et le gag serait aussi quelque chose comme l’envers de l’emblème à savoir la gesticulation du camion à l’intérieur du carton.) Cas du camion, bizarrerie du camion, de la camisole machinique du camion. « Beau comme un camion » dit la formule populaire, qui semble condenser, précipiter dans un seul et même coffre de force la machine à coudre, le parapluie et la table de dissection de la formule de Lautréamont. Je te l’avais déjà dit une fois, pendant un voyage en Grèce M. Deguy avait été stupéfait de voir le mot métaphore inscrit sur les camions de déménagement.

 

 

 

L’enveloppement d’emblée de l’emblème ce serait donc aussi celui du carton. Tarkos serait ainsi un poète de l’emblème. Malgré tout il serait plutôt un poète de l’emblème littéral, de l’emblème littéral par déménagement sur place. Tarkos écrit comme quelqu’un qui déménage sans cesse dans son propre appartement. Le carton serait ce qui se transporte littéralement soi-même. Le carton serait l’emblème littéral de la tautophore. Je me demande d’ailleurs si ta rhétorique plutôt que celle de la tautologie ne serait pas celle de la tautophore.

 

 

 

Le ressort (…) Il se taraude en se loupant.

 

Il y a en effet une loupe secrète à l’intérieur du ressort. Le ressort transforme la chaine en loupe. Le ressort utilise ses erreurs, ses errements, ses loupés comme des loupes, comme des instruments optiques, des instruments optiques érotiques. Le ressort taraude la loupe de l’aussitôt. Le ressort taraude la loupe érotique de l’aussitôt. Le ressort torsade l’aussitôt. Le ressort torsade le microscope de l’aussitôt, le microscope érotique de l’aussitôt. Le ressort torsade le sextant de l’aussitôt.

 

 

 

le problème toujours se projette, s'adresse à l'abîme.

 

Oui, c’est exactement ça.

 

 

 

"Il suffit de parler pour parier"

 

Parler affirme le geste de jeter les dés à l’intérieur de l’abime. Parler affirme le geste de jeter les dés à l’intérieur de l’évidence de l’abime, à l’intérieur de l’évidence nécessaire de l’abime.

 

 

 

ton problème, ce serait de réussir un "enfilement" de la déflagration, un enchaînement de la détonation.

 

J’ai en effet le sentiment de la phrase comme déflagration. J’ai le sentiment de la phrase comme coup de feu, comme coup de dé du feu et comme coup de feu du temps. La détonation donne ainsi à entendre le pari de la parole comme coup de dé du feu. La détonation c’est aussi le tonnerre des dés. Je te l’avais déjà dit, ce qui me plait, c’est de donner à sentir le tonnerre de l’aphorisme. L’aphorisme est en effet souvent comparé à un éclair. J’aimerais plutôt affirmer l’aphorisme comme la forme de coïncidence du tonnerre et de l’éclair, c’est à dire donner à sentir comment l’éclair de l’âme coïncide avec le tonnerre du sang.

 

 

 

Ce que tu dis à propos du bruit de l’épée au cinéma, je le reprendrais volontiers à propos du coup de feu. Le coup de feu me semble une forme de révélation, une forme de révélation de l’âme. Le revolver sur la tempe révèle la pulsation d’immortalité de l’âme. Un cinéaste comme M. Cimino montre cela magnifiquement dans la scène de la roulette russe de The Deer Hunter ou encore à l’instant du coup de fusil qui troue le drap blanc (le drap même de l’écran) lors d’une des premières scènes de La Porte du Paradis. 

 

 

 

tu es un poète de la chaîne, du déchaînement de l'enchaînement,

 

Poète de l’enchaînement, je ne sais pas. J’ai plutôt le sentiment d’essayer d’écrire comme une avalanche. Malgré tout cette avalanche ressemblerait parfois à une avalanche de chaines. La suite de mes phrases révèlerait ainsi la forme d’une avalanche enchainée, la forme d’un avalanchainement si j‘ose dire. Avalanchainement proche de la peinture de Pollock qui parvient à faire tourner les ressorts tentaculaires d’une prison d’éclaboussures à la manière d’un derviche de l’alcool, d’un derviche de l’apocalypse, d’un derviche de l’alcool apocalyptique.

 

 

 

Un terme qui conviendrait bien à ton écriture peut-être, c'est celui de concaténation : une sorte d'enchaînement qui ne fait pas que se dérouler, mais qui "s'encaisse" dans la chaîne, si on peut dire, qui "s'encaisse" au sens où chaque maillon viendrait se précipiter (fondre et durcir) dans le maillon suivant.

 

Cette remarque est assez proche de ce que m’a dit une fois Eric Chevillard à propos de mon style aphoristique. Eric appelle cela le frisson. On dirait que le sens circule dans tes phrases comme passe un frisson, le segment lu redevient froid, le segment à venir est une énigme.

 

Concaténation, pour être honnête, je trouve le mot un peu cacophonique. Ainsi je dirais plutôt ténacité. J’essaie d’écrire à la manière d’une avalanche tenace, l’avalanche tenace de la chute même, l’avalanche tenace de l’apocalypse, l’avalanche tenace du destin immédiat.

 

 

 

 

 

Post-scriptum. Connais-tu le livre de R. Benayoun sur B. Keaton ? Cela t’intéresserait sans doute, d’autant que Benayoun a une vision très surréaliste du burlesque. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Cher Boris,

 

je réponds brièvement à tes remarques :

 

- j'aime beaucoup le mot camion. Dans mon texte sur Savitzkaya (que je t'ai bien envoyé, n'est-ce pas ?) j'évoque la résonance spéciale qu'il peut avoir chez lui (du côté de l'enfance et de la sexualité).

 

- la tautophore, bien sûr (on en a parlé). Et le carton, matière à la fois pauvre et riche de voyages, serait alors la métaphore de la tautophore ?

 

- le ressort : il y aurait, oui, un effet de loupe, de loupé, de raté, dans le ressort, et, poussons plus loin, une sorte de strabisme : en louchant sur lui-même, le ressort se vrillerait, partirait en spirale.

 

- sur la déflagration : oui. Moi je serais un poète de l'image au fond classique, de l'image comme concentration des contraires (dialecticien, hégélien) quand toi ce qui qu'importe, c'est l'explosion, la dissémination, l'avalanche. D'où, aussi, les trombes (et la masse) de l'écriture, chez toi.

 

- Je ne connais Benayoun que de nom et de réputation sur le champ cinéma/surréalisme

 

- Pour faire transition, connais-tu le film de Nicola Sorgana, Le Dernier des immobiles, avec Matthieu Messagier en personnage principal. Si tu peux le voir (en streaming ou je ne sais comment), ça t'intéresserait : burlesque et poésie y font très bon ménage.

 

- Et justement, je cite Messagier à propos de Jaffeux
(…)

 

Tu aurais fait sans doute tout autre chose à propos de Jaffeux, mais je suis curieux de savoir ce que tu en penseras.

 

- Enfin, dernière remarque ou question : je mentionne le concept de téléologie dans mon compte rendu. C'est un concept (ou un mot, plutôt, sous ma plume) qui m'attire, dont je ne maîtrise pas vraiment le sens, mais qui me semble riche sur le plan de la poésie. Aurais-tu quelques lumières sur ce mot de téléologie (auteurs qui en parleraient par exemple). La téléologie, dans mon esprit, ce serait de penser par exemple comme le fait JL Parant que nos yeux nous projettent dans la pensée, que nos yeux existeraient comme trace de ce que nous nous projetons par la pensée dans la pensée. Je ne suis pas très clair, mais il me semble qu'il y aurait à chercher du côté de la téléologie, comme une idée au fond assez voisine de celle de la tautologie. A suivre.

 

Bien amicalement à toi,

 

Laurent