Cher Boris,

 

je n'ai pas encore pris le temps de lire ton texte sur Ponge... Mais j'ai fait mieux ! J'ai lu Avec l'enfant et en ai fait un petit commentaire. Tu le trouveras en avant-première en pièce jointe. J'espère qu'il te conviendra.  Il sera mis en ligne lundi je crois, dans Catastrophes.

 

(…)

 

Bien à toi,

 

Laurent 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

 

Merci pour ton texte une fois encore extrêmement attentif à propos d’Avec l’Enfant. J’y répondrai un jour futur. 

 

 

En attendant je t’envoie le texte intégral de Petites Montagnes d’Eclairs Tête-Bêche pour Lichtenberg. Autre cas de fantaisie majeure il me semble. Tu y trouveras par exemple quelques considérations à propos de la raison (le chapitre Rêve-Raison).

 

 

 

 

 

 

                                                                                                      A Bientôt                      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes à propos d’Un Cas de Fantaisie Majeure. 

 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

 

À la valeur d’usage des choses, l’enfant (Wolowiec) substitue la valeur d’usure de son miracle. 

 

avoir un usage des choses qui oscille entre l’inédit et l’usure, entre l’immédiat et l’épuisement  

 

Je dirais malgré tout plutôt que la valeur d’usage des choses apparait comme la valeur d’usure même du miracle. Il y a en effet un miracle du monde, un miracle de la monotonie du monde. L’enfant se réjouit ainsi d’user le miracle du monde parce qu’il sait comment exulter à l’intérieur de la monotonie (pour reprendre une formule superbe de Chesterton). « Le soleil se lève chaque matin. (…) Le soleil se lève régulièrement parce qu’il n’est jamais las de se lever. Sa routine viendrait non d’une absence de vie mais d’un excès de vie. Ce que je veux dire peut se constater, par exemple, chez des enfants, quand ils trouvent un jeu ou une plaisanterie qui les amuse particulièrement. Un enfant balance ses jambes en cadence par excès et non par manque de vie. Parce que les enfants débordent de vitalité, parce qu’ils sont libres et indépendants d’esprit, ils veulent que les choses se répètent et ne changent pas. Ils disent toujours : « Fais-le encore. Et l’adulte le refait jusqu’à ce qu’il soit à demi-mort. Car les adultes ne sont pas assez forts pour exulter dans la monotonie. » 

 

 

 

Le miraculaire serait une sorte de dimension spéculaire qui difracte le monde dans toutes ses apparitions et le rend à elles. L’utopie n’y est pas un non-lieu ni un avenir radieux mais une sorte d’ubiquité excitée.  

 

Ce mot miraculaire que tu inventes me plait. Je ne dirais pas cependant que le miraculaire a un aspect spéculaire et pas non plus qu’il suscite une sorte d’ubiquité. Le spéculaire et l’ubiquité ont en effet pour moi une valeur négative. Pour moi l’ubiquité c’est celle du spectre, du spectre malveillant, du fantôme néfaste. Malgré tout tu dis là quelque chose qui serait à préciser. Le miraculaire révèle en effet une forme d’utopie et d’excitation, une utopie d’excitation, l’utopie d’excitation de l’instant, l’utopie d’excitation de l’immédiat, utopie d’excitation comme surgissement du multiple en dehors à la fois de l’unité et de la dualité.

 

 

 

L’enfant possède un savoir réflexe qui prend le monde au bond, qui « prend et jette » la parole comme un ballon. 

 

En jouant l’enfant fait le monde joueur. C’est le monde lui-même qui devient espiègle et facétieux  

 

Ce sont des formules élégantes. Malgré tout je ne suis pas certain que l’enfant a le sentiment du monde. Je dirais plutôt que l’enfant a d’abord le sentiment des choses. C’est pourquoi l’enfant joue avec les choses plutôt qu’il ne joue avec le monde. Ou pour le dire d’une autre manière, je ne suis pas certain qu’il y ait un sentiment cosmique de l’enfant. A ce propos paradoxalement, l’enfant se passionne parfois pour les planètes sans avoir cependant un sentiment cosmique. (Voir par exemple la remarque très drôle de Suzie la fille d’Éric récemment dans l’Autofictif.) SUZIE – C’est bien la Terre, la planète la plus connue, c’est pas Neptune ?  J’ai le sentiment que pour l’enfant le monde n’existe pas encore. L’enfant évolue plutôt à l’intérieur d’un espace matériel humain, à l’intérieur d’un milieu matériel humain. C’est ce que j’ai appelé à l’intérieur d’Avec l’Enfant la civilisation. Quand j’étais enfant, j’ai eu le sentiment extrêmement tôt de la présence matérielle de la terre, en particulier grâce au football. J’ai ainsi eu très tôt le sentiment de la pulsation à la fois de la terre, de l’herbe, de la poussière et de la boue. Malgré tout enfant, je n’avais pas le sentiment du ciel. Les nuages n’étaient alors pour moi que des sortes de figures peintes sur le fond d’un décor de théâtre. C’est comme si les nuages ne faisaient que coulisser autour de moi selon les variations de mon déplacement, comme si c’était mon propre déplacement qui faisait bouger les nuages parmi le ciel. C’est seulement à la fin de l’enfance que j’ai senti avec exactitude la présence du ciel, à savoir la métamorphose à la fois violente et calme des nuages et du vent. Et c’est à cet instant seulement qu’a surgi un sentiment cosmique, qu’a surgi le sentiment du monde. C’est pourquoi je réécrirais ta phrase ainsi : En jouant l’enfant fait les choses joueuses, ce sont les choses elles-mêmes qui deviennent espiègles et facétieuses. En effet l’enfant joue parce qu’il sent à chaque instant le jeu des choses. L’enfant a d’abord l’intuition que les choses jouent et ce qu’il veut c’est simplement partager le jeu des choses. Pour l’enfant les choses apparaissent à chaque instant comme ses premiers compagnons de jeu. (« En plus de l’air, de l’eau de la terre, et du feu, un cinquième élément : le jeu. » P. Handke, Hier en Chemin) Je dirais ainsi plutôt que pour l’enfant il y a une multitude de choses, une masse de choses, une masse de choses contigües, une multitude de choses contigües (ce que tu appelles une accumulation ou un enchainement). Et les choses s’accumulent par le simple miracle d’exister et de s’ouvrir et s’enchaîner aux autres choses. Malgré tout cette masse de choses contigües ne compose pas encore un monde. Et cela simplement parce que l’enfant ignore la composition, parce que l’enfant ignore la composition des formes. Pour le dire de manière provocatrice, l’enfant ignore l’harmonie. 

 

 

 

Ce qui se passe en réalité, c’est que le système de Wolowiec n’est pas une structure (où un élément ne vaut que par opposition aux autres et par exclusion), il n’est pas une grammaire mais, puisqu’il ne cesse au contraire d’inclure, un sensationnisme, un empirisme délirant, une accumulation d’expériences neuves. 

 

Il est en effet parfaitement exact que je ne suis pas structuraliste. J’écris ainsi plutôt pour assommer les structures et qui sait aussi pour assommer les systèmes. J’essaye d’assommer les structures et les systèmes afin qu’ils découvrent la joie du sommeil. Cet aspect non-structuraliste de mon caractère a provoqué des effets étonnants pendant mes études. En effet  pendant mes études à l’université, le structuralisme était partout, et puis surtout c’était non seulement une méthode c’était aussi une idéologie. Ses principes étaient donc soit indiscutables soit inconscients. Je veux dire que chacun faisait comme si le structuralisme était une sorte de technique spontanée et naturelle de la pensée. Le structuralisme qui détestait tant le naturel et prônait le règne du signe n’avait cependant bizarrement pas le courage de se revendiquer lui-même comme structure. Pour les structuralistes c’était comme si tout était structure excepté le désir de penser structurellement. Celui qui m’a énormément aidé à m’extraire du structuralisme en étant cependant apte à le comprendre c’est Deleuze. Deleuze a écrit un texte comme toujours d’une incroyable lucidité à propos du structuralisme. (A quoi reconnait-on le structuralisme in l’Ile Déserte et Autres Textes.)  

 

 

Pour le dire franchement, je n’ai jamais réfléchi à l’idée de système. Et pour le dire aussi franchement je n’ai pas le sentiment d’écrire de manière systématique. Là où tu vois un système qui comble et sature les lacunes, je vois plutôt encore une mosaïque, une mosaïque tâtonnante où apparaissent encore des espaces béants gigantesques. J’ai simplement le sentiment qu’à propos du monde il a encore été très peu dit. C’est pour cela que j’admire tant Ponge. Ponge est le premier à avoir senti cela avec une extrême clarté. A propos de l’homme, à propos des relations entre les hommes, il a certes été beaucoup dit et peut-être presque tout en effet ce qui devait être dit. Pour le reste je ne pense pas. Que savons-nous par exemple de la manière qu’a l’éléphant de considérer la casserole ou encore de la manière qu’a l’otarie d’envisager l’échiquier ? Nous ne savons à la fois presque rien de notre manière d’imaginer les animaux et presque rien de la manière dont chaque animal imagine l’homme et presque rien aussi de la manière dont les animaux s’imaginent les uns les autres. Seul le chamanisme a essayé d’approcher cela. Il reste encore ainsi beaucoup à dire et cette parole n’existera que quand l’homme aura l’intuition qu’il n’est pas le seul être vivant sur la terre à avoir une vision du monde, que précisément à l’inverse chaque existence sur la terre a une vision du monde ( et pas seulement d’ailleurs les êtres vivants). Le brin d’herbe a une vision du monde. L’allumette a une vision du monde. Le microbe a une vision du monde. L’étoile lointaine a une vision du monde. La poubelle a une vision du monde. L’uranium a une vision du monde. Le rouge a une vision du monde. Le vert a une vision du monde. Le violet a une vision du monde. Le soutien-gorge d’Ava Gardner a une vision du monde. Les chaussures de Mickael Jackson ont une vision du monde. Le lobe de l’oreille de la tombe de Marylin Monroe a une vision du monde. Les tranches de viande dans les boucheries ont une vision du monde. Les gencives des confettis ont une vision du monde. L’ainsi du silicium a une vision du monde. Le fou-rire du phosphore a une vision du monde. J’essaie ainsi d’inventer des sommes, des sommes-mosaïques, des sommes de contiguïtés, des sommes de discontinuités, des sommes de contiguïtés discontinues. 

 

 

Mais c’est d’un système chaotique qu’il s’agit, où toutes les branches du savoir s’entremêlent anarchiquement. (…), c’est par le refus de toute hiérarchisation que le système vaut. 

 

Oui en effet j’essaie d’inventer quelque chose comme un anarchisme de l’extase. Et j’essaie malgré tout aussi de composer cet anarchisme de l’extase. Difficile d’expliquer précisément comment. Tu le dis ma méthode est en effet d’abord intuitive. Je suis heureux à ce propos que tu aies indiqué avec netteté l’idée du « formalisme des réflexes » que je trouve importante. Ce formalisme des réflexes c’était en effet déjà celui du jeu de gardien au football. Le geste de composition de mes phrases serait ainsi comparable à celui du gardien de but. J’essaie de sauvegarder intact l’anarchie du jeu. Je compose l’anarchie du jeu par le geste d’affirmer un instant le noli tangere de l’extase comme je compose l’anarchie de l’extase par le geste d’affirmer un instant le noli tangere du jeu. Le gardien apparait en effet comme le seul apte à composer l’anarchie du jeu parce que c’est le seul qui parvient à suspendre un instant au vol, à sauvegarder un instant au vol cette anarchie du jeu. 

 

 

Il y a en effet un étrange anarchisme de mon caractère. Cependant mon anarchisme n’est pas un anarchisme de l’absence de valeur, autrement dit un anarchisme nihiliste. C’est précisément à l’inverse un anarchisme de la multiplicité des valeurs. Ce qui est plutôt bizarre c’est que je parviens à donner une valeur en dehors de la hiérarchie, c’est que je parviens à valoriser sans hiérarchiser. Et très franchement je ne sais pas exactement comment j’y parviens, quelle technique j’utilise précisément pour y parvenir. Et c’est aussi pourquoi le problème de l’équilibre devient alors si important. Je ne cherche pas à révéler un ordre, un ordre de l’univers. J’essaie plutôt de donner à sentir un équilibre, un équilibre du monde. 

 

 

 

On reproche parfois aux grands penseurs de systèmes de ne laisser aucune part à l’altérité, à l’inconnu, à l’imprévu. Or le système de Wolowiec fait précisément l’inverse : toute la place est laissée au moindre élément qui est susceptible de remettre en question la totalité du système. Puisque c’est la fantaisie qui mène la danse, que c’est le jeu réflexe qui prévaut et l’intuition comme rituel qui organise le tout, alors tout y est à la même hauteur, maximale en quelque sorte. 

 

Eh bien une fois encore merci à toi à ce propos. Je suis heureux que tu dises cela. Ce qui me plait ici c’est d’abord la mise en évidence de la valeur de l’inconnu et aussi surtout ce que tu appelles « la hauteur maximale ». Le geste de répétition serait ainsi qui sait une technique d’intensification. J’essaie à la fois de donner forme et de donner forme intense. Chaque phrase survient comme un essai de forme intense, comme un essai d’intensité. C’est pour cela aussi que je n’ai pas le sentiment d’écrire de la poésie, j’ai plutôt le sentiment d’écrire des aphorismes, des essais d’aphorismes.Jouer n’est pas  essayer le monde pour l’apprendre, en vue de se conformer à ses lois, c’est d’abord l’essayer pour l’essayer et le faire s’essayer lui-même.Cette idée de « hauteur maximale » ce serait peut-être aussi celle de l’hyperbole (et même de l’emphase). J’écris des aphorismes hyperboliques. J’écris des suites d’aphorismes hyperboliques, des essais d’aphorismes hyperboliques. J’essaie des suites de certitudes, des suites de certitudes hyperboliques. Je compose des hypothèses de certitude, des hypothèses de certitudes hyperboliques. Je compose par suites d’hypothèses de certitudes, par suites d’hypothèses de certitudes hyperboliques. (Jaffeux a bien senti cela parce que c’est aussi ce qu’il tente d’accomplir selon les impulsions de son propre caractère.) 

 

 

 

Comme tout système, l’œuvre de Wolowiec a vocation à combler des lacunes, toutes les lacunes même, mais aucune valeur n’y est négative. (…) Au fond il n’y a jamais rien de péjoratif dans l’écriture de Wolowiec, tout est toujours mélioratif. 

 

Ce serait cependant à nuancer. Je dirais plutôt que c’est uniquement à l’intérieur du monde inhumain qu’il n’y a pas de négativité. A l’intérieur de l’univers humain le péjoratif cependant subsiste. L’homme c’est justement l’instance néfaste qui instille le négatif à l’intérieur du monde inhumain. L’homme est justement l’instance qui change le monde inhumain en univers  où le négatif insiste et subsiste. Il y a du mal, le mal c’est l’homme. Ou plutôt le mal c’est l’homme en tant que stéréotype, c’est l’espèce humaine en tant que stéréotype, en tant que stéréotype de l’être. Ce que j’appelle à l’intérieur de A Oui l’espèce de l’être. Ou pour le dire autrement, le mal c’est Dieu, le mal c’est l’homme en tant qu’il mime Dieu, c’est l’homme en tant qu’il imite l’espèce de l’être de Dieu.  

 

 

On pourrait comparer son système à un meuble où ce sont les tiroirs qui contiennent le meuble plus que l’inverse. En fait le meuble aurait disparu : il ne resterait que les tiroirs s’ouvrant en tous sens. Du meuble proprement dit, il ne resterait que le mouvant des tiroirs. 

 

Il serait en effet intéressant que je parvienne à comprendre exactement de quelle manière le mobilier, le motif du mobilier a participé à la construction de ma vision du monde. Je n’ai pas assez médité cela. Comment ces innombrables meubles que j’ai portés en compagnie de mon père, pour aider mon père dans son travail d’antiquaire, comment ces innombrables meubles que je me suis aussi amusé à disposer avec lui à l’intérieur de l’espace a influencé ma manière d’écrire. Je me souviens par exemple que le samedi midi après la fin des cours de la semaine au lycée, je rejoignais mon père au magasin avant d’aller manger, et nous composions alors ensemble la décoration du magasin. Pendant la matinée mon père avait déjà disposé les différents meubles et les différents bibelots dans les pièces et quand j’arrivais du lycée il me demandait ce que j’en pensais. Alors souvent pendant presque une heure, nous élaborions ensemble des essais de dispositions diverses du mobilier, parfois des modifications infimes de l’emplacement des objets. Et nous multiplions alors aussi de multiples argumentations pour savoir quelle était la disposition la plus élégante. Mon père avait des aptitudes de vision géométrique de l’espace d’une netteté impressionnante. La composition géométrique de la disposition des objets était ainsi d’une rigueur indiscutable. Là où j’étais malgré tout plutôt doué c’était pour rythmer cette composition géométrique, pour rythmer cette composition en particulier par la présence des matières et des couleurs. Ce que je parvenais alors à accomplir c’était comme une parure rythmique, une parure rythmique de la composition géométrique de mon père. Ce jeu partagé ensemble chaque samedi midi nous amusait beaucoup. Le truc c’était à chaque fois de savoir quels étaient les objets et parfois aussi les petits meubles que je pouvais déplacer sans que la composition géométrique globale de mon père ne s’écroule. C’était quelque chose comme du mikado esthétique. Ces samedis midis de décoration à la fois méthodique et improvisée furent, avec l’apprentissage des gestes du gardien de but et nos conversations à propos de la peinture, les instants les plus heureux que j’ai partagés avec mon père. 

 

 

Ce qui ressemble le plus au meuble que tu évoques ce serait la commode. La commode est sans aucun doute un des meubles les plus fragiles et par conséquent un des plus difficiles à transporter. Lorsque les tiroirs ont été enlevés, ce qui reste alors c’est une sorte d’armature courbaturée, une armature d’obésité aussi, une armature d’obésité abdominale pourtant légère. Bizarrement ce qui casse parfois pendant le transport d’une commode ce sont les pieds. A l’inverse des armoires, il est donc préférable de ne jamais trainer une commode sur le sol même pour un déplacement de quelques millimètres et de toujours la soulever. Les pieds des commodes Louis XV en particulier se brisent souvent. Une commode Louis XV c’est en effet une sorte de sanglier à talons aiguilles. Un meuble impressionnant aussi par l’amplitude de ses tiroirs c’est le chasublier. (Ce meuble comme son nom l’indique était utilisé à l’origine par les prêtres pour ranger leurs chasubles de cérémonie.) C’est un meuble doté de larges tiroirs plats qui sont aussi parfaits pour ranger des atlas, des cartes de géographie ou même pourquoi pas des tables d’imprimerie. Comme quoi c’est une hypothèse réalisable de pouvoir ranger des tables, et même des tables des matières à l’intérieur des tiroirs. Cependant je ne sais pas exactement à quoi correspondraient les tiroirs mobiles, les tiroirs mutants que tu évoques. Il me semble que le tiroir c’est par excellence le lieu du secret. Le tiroir serait le lieu du retrait, le lieu où l’âme se retire dans la cellule monacale du meuble, la cellule monacale du mobilier, la cellule monacale de la mutation du mobilier. Le tiroir est aussi le lieu de la réticence, de la réticence de l’ouverture, de la retenue de l’ouverture. Le tiroir retient. Le tiroir retient autant l’ouverture que la fermeture. Savoir comment s’ouvrir et savoir comment se fermer, savoir selon quelles règles s’ouvrir et selon quelles règles se fermer, c’est le problème même du tiroir. Pourtant le tiroir n’appartient pas exactement au monde du rituel, le tiroir appartient plutôt au monde de l’ordre et de l’habitude. Le tiroir enregistre les ordres de l’habitude, les ordres discrets de l’habitude. Pour le dire franchement, le tiroir n’appartient pas à ma manière d’exister. Je range très peu d’objets dans les tiroirs, excepté systématiquement les cuillères, les couteaux, et les fourchettes. La cuillère posée sur la table a un aspect charmant. Le couteau posé sur la table a un aspect inquiétant et cependant lucide, inquiétude lucide du couteau qui attend là. Des fourchettes laissées distraitement sur une table me semblent le signe d’une inadvertance à la fois farfelue et de mauvais augure. Autrement je préfère poser les objets sur des étagères ou sur des meubles. Le tiroir à la fois met en ordre et dissimule aussi cette mise en ordre. Quand j’ordonne, je ne dissimule pas ce que j’ordonne, je préfère que la forme de la mise en ordre apparaisse à chaque instant visible. Les tiroirs sont aussi des sortes de miroirs, des miroirs de bois, des miroirs de la mémoire, des miroirs de l’ordre de la mémoire. J’ai à ce propos le sentiment que tu serais plus que moi un rêveur de tiroir, que le tiroir a une valeur imaginaire beaucoup plus grande pour toi que pour moi. Tu as d’ailleurs écrit un texte superbe à propos du tiroir dans le Grand Chosier. 

 

 

Je préfère ainsi l’armoire comme meuble de l’intimité, comme meuble de la sauvegarde de l’intimité. Les tiroirs du bureau ou du si bien nommé secrétaire préservent le secret. Les étagères de l’armoire sauvegardent plutôt l’énigme, l’énigme de l’intimité. Tu le sais Bachelard a écrit des pages superbes et inoubliables à propos de l’armoire dans La Poétique de l’Espace. En voici quelques-unes à la fois pour mémoire et pour le plaisir. Et c’est précisément cela que l’armoire sauvegarde, le plaisir de la mémoire comme la mémoire du plaisir. « « L’armoire, dit Milosz, est toute pleine du tumulte muet des souvenirs. » (…) et le plus bergsonien des disciples, dès qu’il est poète, reconnait que la mémoire est une armoire. Péguy n’écrit-il pas ce grand vers : « aux rayons de mémoire et aux temples de l’armoire »». L’armoire sauvegarde à la fois les armes et le linge. L’armoire sauvegarde les armes du linge comme le linge des armes. L’armoire sauvegarde les armoiries du repos, les blasons du repos, les emblèmes du repos, les problèmes d’emblèmes du repos. A l’intérieur de l’armoire les draps sont rangés en ordre impeccable. A l’intérieur de l’armoire les draps sont disposés en ordre de bataille, en ordre de bataille impeccable, en ordre de combat, en ordre de combat de la mémoire, en ordre de combat impeccable de la mémoire. L’armoire dispose ainsi à la fois l’arme à l’intérieur du linge et le linge à l’intérieur de l’arme. L’armoire mémorise une cuirasse de draps. L’armoire mémorise un bouclier de draps. L’armoire mémorise une muraille de draps. L’armoire dispose les draps comme les murs de l’intimité, comme les murs de la douceur, comme les murs de douceur de la mémoire, comme les murs de douceur de la mémoire intime. L’armoire sauvegarde aussi parfois la bibliothèque des vêtements, la bibliothèque des draps, la bibliothèque des vêtements et des draps. « L’armoire est pleine de linge. Il y a même des rayons de lune que je peux déplier. (A. Breton) (…) Quand on donne aux objets l’amitié qui convient, on n’ouvre pas l’armoire sans tressaillir un peu. Sous son bois roux, l’armoire est une très blanche amande. L’ouvrir c’est vivre un événement de la blancheur. » G. Bachelard 

 

 

 

il est bien un formaliste de la sensation, un bâtisseur d’apparitions 

 

Oui ces deux formules me plaisent beaucoup. J’aimerais en effet parvenir à exister comme un bâtisseur d’apparitions. J’aimerais en effet parvenir à architecturer les apparences, à architecturer avec précision la métamorphose des apparences, la métamorphose proliférante des apparences afin d’y demeurer ensuite en paix. Formaliser la sensation, donner une forme à la sensation c’est en effet le geste de l’imagination. Et ce geste d’imaginer affirme alors une volonté à la fois esthétique et éthique. Pour être honnête, Bachelard ne disait pas toujours que l’imagination est ce qui donne une forme aux sensations. Bachelard disait même parfois que l’imagination est une puissance de déformation plutôt que de formation. « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. (…) L’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté. » (L’Air et les Songes). J’ai malgré tout le sentiment que l’imagination c’est précisément les deux à la fois. L’imagination affirme à la fois la forme et la métamorphose, la forme et la transmutation des formes. Ce que quelqu’un comme Savitzkaya révèle superbement à chaque phrase. C’est ce que tu appelles l’anamorphose, en effet pourquoi pas. L’imagination ce serait une manière de trouver le lieu d’équilibre des métamorphoses. Ecrire c’est trouver à chaque phrase une forme où le flux des métamorphoses parvient à s’équilibrer un instant, parvient à s’équilibrer l’espace d’un instant. La phrase survient comme l’espace d’un instant, l’espace d’un instant où s’équilibre le flux des métamorphoses. La phrase survient comme l’espace d’un instant où s’équilibre la catastrophe des métamorphoses comme forme précise, où s’équilibre la catastrophe des métamorphoses à l’intérieur d’une forme unique exacte. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                      A Bientôt                      Boris

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

Cher Boris,

 

il y a déjà 13 jours que tu m'as envoyé cette réponse, superbe. Il faudrait répondre à mon tour mais à vrai dire je suis entièrement d'accord avec les nuances et correctifs que tu apportes. Ce que tu dis des meubles, par exemple, ou cette anecdote avec ton père. C'est surprenant chez toi l'alliance de l'anarchie et de la composition. Oui c'est peut-être le rythme, la clef du truc. Mais le rythme c'est quoi ?

Ou ça aussi :

 

"je parviens à valoriser sans hiérarchiser. Et très franchement je ne sais pas exactement comment j’y parviens, quelle technique j’utilise précisément pour y parvenir. Et c’est aussi pourquoi le problème de l’équilibre devient alors si important. Je ne cherche pas à révéler un ordre, un ordre de l’univers. J’essaie plutôt de donner à sentir un équilibre, un équilibre du monde." 

 

"Le gardien apparait en effet comme le seul apte à composer l’anarchie du jeu parce que c’est le seul qui parvient à suspendre un instant au vol, à sauvegarder un instant au vol cette anarchie du jeu."

 

On pourrait dire que le gardien de but est le chef d’orchestre de l'imprévu, c'est celui qui a la maitrise du désordre en tant qu'il est le cueilleur de l'instant, c'est celui qui voit dans un enchainement désordonné son point de déchainement (et qui arrive précisément sur lui comme par extraordinaire !). En tout cas c'est vrai que c'est lui qui capte, qui attrape en un point l'espèce de tension multi-directionnelle qui se joue sur le terrain.

 

A ce propos j’avais été surpris lors de ta lecture chez ton ami Majed combien tu étais apte à tenir ton auditoire et à rebondir à la moindre des réactions de celui-ci. C'était un peu comme si tu menais plusieurs choses de front.

 

(…)

 

Bien amicalement à toi,

 

Laurent