Bonjour Laurent,

 

 

Autour de Jaffeux

 

 

Ce que tu dis à propos de Jaffeux est souvent judicieux. Je suis d’accord par exemple avec ce que tu dis à propos de la lettre.

 

Le poète opère une sorte de diffraction de la lettre dans la lettre. (…) l'espèce d'interstice ludique où la lettre joue et s'éclaire de son décalage.

 

Il y a en effet chez Jaffeux une déhiscence ou plutôt une mutation de la lettre à elle-même, de la lettre envers elle-même. Pour Jaffeux, la lettre est la mutante réversible d’elle-même. Je suis aussi d’accord avec ce que tu dis à propos du vide.

 

Le terme et le thème du « vide » revient souvent, comme s'il était le lieu de cette pure vitesse, depuis lequel on peut tout voir et tout penser.

 

Je trouve cependant que ton discours reste un peu distant. Tu expliques l’œuvre de Jaffeux. Malgré tout je ne suis pas certain que tu saisisses son enjeu profond, son enjeu existentiel (existentiel si j’ose dire, Jaffeux est en effet assez réticent envers l’utilisation de ce mot). Il me semble que la manière la plus efficace de lire l’œuvre de Jaffeux n’est pas de l’analyser rationnellement, c’est plutôt d’essayer de délirer avec elle, (en cela nos deux écritures se ressemblent), c’est d’essayer d’accompagner son mouvement, de suivre son courant. Il me semble que c’est d’abord cela que Jaffeux attend de son lecteur.

 

Je n’ai pas l’intention de te redire en détail ce que j’ai déjà écrit à Jaffeux. Ce serait fastidieux. Cela ne me semble pas nécessaire parce que j’ai le sentiment que l’œuvre de Jaffeux n’a pas pour toi la même intensité que pour moi. Le problème de la suite des aphorismes comme forme picturale ou musicale en particulier est sans doute pour toi une question assez secondaire, une question purement scholastique, ce problème apparait cependant pour Jaffeux et pour moi comme un problème quasi fatal.

 

Ce qui frappe en effet à la lecture des Courants blancs, c'est combien avec un nombre restreint d'éléments et de thèmes, (…) – combien ces aphorismes donc, par la combinatoire qu'ils mettent en œuvre, parviennent à penser le monde,

 

C’est en effet ainsi comme technique de l’évolution et de la révolution ambivalentes du texte par modifications aléatoires incessantes que Jaffeux  considère son propre texte. (C’est même aussi comme cela que Jaffeux lit parfois A Oui).

 

Tu le sais, le hasard a une très grande importance dans l’œuvre de Jaffeux. Jaffeux prolonge ainsi le Coup de Dé de Mallarmé. Les textes de Jaffeux ce serait quelque chose comme du Mallarmé drogué aux électrons, une composition de coups de dés hallucinés par des flux lucides d’électrons. Malgré tout j’ai aussi le sentiment qu’il y a encore autre chose, autre chose d’assez mystérieux dans son écriture, une aptitude à relier le flux du hasard avec la force de la nécessité. C’est pourquoi ses phrases semblent aussi aléatoires que nécessaires. Et c’est précisément cela, ce hasard nécessaire de chaque phrase qui me plait beaucoup dans son écriture. 

 

L'entreprise (…) de Jaffeux semble être d'épuiser l'alphabet, ou bien d'épuiser le monde avec les vingt-six lettres de l'alphabet, ce qui est à la fois l'inverse et la même chose. 

 

A ce propos j’ajouterai une remarque. La vision de l’alphabet selon Jaffeux n’est pas historique. L’alphabet que Jaffeux utilise n‘est précisément pas l’alphabet issu disons pour aller vite de l’alphabet grec. La vision de l’alphabet de Jaffeux est mythologique et même préhistorique. Jaffeux invente un alphabet mythologique par le geste d’accomplir une hybridation délirante entre l’alphabet et l’électricité. 

 

L'entreprise de Philippe Jaffeux a quelque chose de fascinant, comme toutes celles qui fonctionnent à l'obsession

 

Une hypothèse. Il y a une obsession à l’intérieur de l’homme, l’obsession de parler. Et seul l’alphabet sait comment révéler le faisceau de cette obsession. Sans l’alphabet, l’obsession du langage en l’homme se développerait de façon folle. L’alphabet pour Jaffeux serait aussi ce qui parvient à mettre à la fois en ordre et en mouvement la folie du langage. 

 

afin de donner à voir la matière de la lettre, sa matière électrique

 

Je ne suis pas certain que ce qui intéresse Jaffeux soit la matière de la lettre. (Jaffeux n’est en rien comparable à un poète du signifiant expressionniste tel par exemple Prigent.) Ce qui intéresse Jaffeux ce serait plutôt la touche de la lettre. Pour Jaffeux l’électricité révèle la touche à la fois musicale et picturale de la lettre. « Les lettres sont des notes de musique que nous ne savons pas encore lire. » Par l’électricité, la lettre devient à la fois une note et-ou un pictogramme, une note et-ou un pictogramme du vide, une note et-ou un pictogramme des mutations du vide. Ce qui passionne Jaffeux c’est ainsi plutôt la tournure de la lettre. Pour Jaffeux chaque lettre dessine la trajectoire d’une tournure du vide, la trajectoire d’une tournure du vide en deçà même de la parole. C’est comme si pour Jaffeux à la fois, les lettres tournaient autour du monde et le monde tournait autour des lettres. Ou encore comme si chaque lettre révélait une manière de tourner du monde, comme si chaque lettre révélait une tournure particulière du monde.

 

une tentative de représentation de la lettre, par le dessin du poème et surtout par le destin numérique qu'il lui assigne

 

Je n’ai pas l’impression que le nombre soit pour Jaffeux un destin. La structure des nombres est sans doute ce qu’il y a de plus difficile à définir dans la poésie de Jaffeux. Tu fais d’ailleurs une remarque intéressante à ce propos.

 

une valeur numérique, quand bien même celle-ci est aléatoire, non doctrinaire, floue (c'est un infini, plutôt qu'un chiffre précis, qui est la valeur numérique de chacune des lettres)

 

Je suis d’accord avec toi sur cette interprétation. Et ma réticence envers la pensée de Jaffeux se situerait peut-être là. L’infini est selon lui le signe de la réversibilité, de la réversibilité du rêve. Ce qui me semble discutable dans la pensée de Jaffeux, ce n’est pas la réversibilité, c’est cette relation entre la réversibilité et l’infini.

 

Ce qui explique le monde tel qu'il est, c'est une téléologie, c'est qu'il est organisé à des fins de cohérence. (…) une finalité inaperçue qui parcourt et file notre rapport au monde

 

Il me semble douteux que Jaffeux soit à la recherche d’une telle cohérence téléologique, d’une telle finalité filée. Jaffeux dédaigne la philosophie occidentale soucieuse de l’origine et de la fin. Jaffeux préfère le Tao comme philosophie du mouvement qui réversibilise l’origine et la fin de façon indécidable. Ce que tu remarques d’ailleurs aussi :

 

tout s'explique et se dérobe par la profusion des correspondances entre les contraires

 

Ce qui intéresse Jaffeux ce n’est ni l’origine, ni la fin, c’est plutôt le milieu, ce qui pousse au milieu, ce qui court au milieu, ce qui file en effet comme multiplicité aléatoire au milieu, ce que Deleuze appelle le rhizome (Jaffeux est très deleuzien). Ce qui intéresse Jaffeux, c’est le rhizome du zéro, c’est le rhizome du vide. Ce qu’il essaie ce serait d’entrelacer le zéro et l’infini. (En cela Jaffeux serait métaphysiquement proche de Juarroz.)

 

Il y a enfin un autre aspect important de Jaffeux : le lyrisme. Jaffeux est à la recherche d’un lyrisme de l’électricité, d’un lyrisme de la littéralité électrique. Dans son article sur Alphabet S. Dudouit a remarqué avec netteté cet aspect.

 

Le nombre de phrases (…) commençant par le pronom de la première personne est si grand qu’on peut sans doute s’interroger sur le statut de ce « je » chez Jaffeux. Le « je » de Jaffeux est celui d’un démiurge qui découvrirait son œuvre au moment où elle le crée. C’est le « je » du sujet qui découvre qu’il n’est que la conséquence de sa propre énonciation…

 

Selon Blanchot, l’indice même de la littérature est l’aptitude à passer du je au il autrement dit le dépassement du lyrisme. Avec ses Courants Jaffeux cherche à accomplir quelque chose de plus étrange. Jaffeux cherche à inventer un lyrisme du il, une forme de lyrisme paradoxal, une forme de lyrisme paradoxalement impersonnel.

 

Quoi qu'il en soit, on ne peut que saluer une poésie fondée sur le paradoxe,

 

Quoi qu’il en soit, c’est une formule que Jaffeux utilise souvent dans ses lettres (et l’homonymie entre la lettre comme trace et la lettre comme envoi est pour lui une évidente énigme). Ecrire ce serait pour Jaffeux révéler le vertige du vide comme geste aléatoire du quoi qu’il en soit, jeu de quilles du quoi qu’il en soit, cohérence oscillatoire du quoi qu’il en soit.



 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

Post-scriptum.

 

Accepterais-tu que j’envoie un double de cette lettre à P. Jaffeux ?

 

Je viens de recevoir un mail de P. Jaffeux. Il m’écrit ceci.

 

Vous avez peut-être déjà lu la chronique de Laurent Albarracin : C’est celle que je préfère. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Cher Boris,

ta lecture de ma lecture de Jaffeux est aussi intéressante pour te lire toi, je veux dire qu'elle révèle les enjeux et les préoccupations qui sont les tiens. Par exemple le vide, ou ce que tu dis à propos de la "touche de la lettre" : le tournoiement, l'effet d'envoi (en l'air, au loin). A propos de la touche de la lettre, il faudrait d'ailleurs parler du clavier et de l'abstraction informatique, chez Jaffeux. Je me souviens que Pierre Peuchmaurd (rien à voir avec Jaffeux pourtant) avait envisagé de donner pour titre à l'un de ses recueils : La touche étoile. Malheureusement ce titre venait d'être utilisé par un autre écrivain (Benoîte Groult, rien à voir avec Peuchmaurd ni Jaffeux ni Wolowiec !).

En ce sens toi aussi tu es un poète électrique : la lettre, ou la chose, chez toi, est essentiellement propulsée. Son essence est l'énergie maximale qui l'abstrait et la téléporte, me semble-t-il.

Bien sûr tu peux envoyer un double de ta lettre à Jaffeux.

Bien à toi,

Laurent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Laurent,

 

 

 

 

 

Je t’envoie la lettre de Jaffeux en réponse à mes remarques à propos de ton article consacré à ses Courants Blancs. Tu as le plus souvent l’assentiment de Jaffeux sur les points où je restais parfois sceptique (surtout à propos du destin numérique). Et il est évidemment préférable que tu aies ainsi son assentiment plutôt que le mien à propos de textes dont il est l’auteur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a plusieurs choses qui m’ont touché dans votre lettre à Laurent à propos de mes courants blancs. Vous pouvez, bien entendu, faire part de ce mail à Laurent, si vous le souhaitez.

 

 

 

Il me semble en effet, qu’un délire (Deleuzien, peut-être) rapproche nos écritures. En ce qui me concerne, il s’agit, si je puis dire, d’entretenir un jeu avec l’alphabet mais aussi avec une énergie qui transmue l’effort en plaisir. J’essaye d’exécuter un mouvement (saut périlleux, culbute, pirouette) qui, par le truchement de l’alphabet (nombres, etc.) me permet de convertir une mélancolie (inhérente, me semble-t-il, à toute activité artistique) en un élan de joie, dans le meilleur des cas. Cette opération alchimique des mots, de l’alphabet (et Cie) est une véritable panacée qui est aussi celle qui me comble lorsque je vous lis. J’ai très souvent l’impression que votre méthode, votre approche, impulsive, distancée et intuitive, de l’écriture se rapproche de la mienne. En ce sens, je vous confie que je suis toujours à l’affut d’un effet de miroir lorsque je vous lis parce que je sens que votre processus créatif (délire) se rapproche du mien. La seule spécificité, peut-être de mon délire (décalage est un mot qui conviendrait aussi bien) est que celui-ci tente de s’appuyer sur un jeu qui cultive une forme d’irresponsabilité décidée à renflouer la dynamique et la spontanéité d’un enfant.

 

 

 

Mais, par ailleurs, j’admire votre capacité d’analyse, ainsi que celle de Laurent. Je suis malheureusement dépourvu de cette faculté qui est déterminante pour se rapprocher d’un travail que l’on admire. Aujourd’hui, j’essaye de lire uniquement grâce à mon intuition et à mon instinct ; c'est-à-dire de percevoir ce qui n’est justement pas lisible dans l’écriture. J’ai besoin de m’animaliser, en quelque sorte. J’éprouve, néanmoins, un véritable respect pour la culture (qui est un travail) ; vos références et citations sont donc toujours les bienvenues. C’est d’abord la santé des délires qui me stimule. Je n’éprouve aucune attraction particulière pour la folie d’autant que celle-ci semble être incompatible avec mes troubles et déficiences neurologiques. A ce propos, la conclusion de Laurent est très pertinente. L’écriture m’aide surtout à préserver ma pensée en mouvement parce que je suis rivé à un fauteuil électrique. Aussi, si l’écriture est malheureusement moins mobile que la parole, j’essaye de compenser cette faiblesse par des divagations, ruptures, hasard etc. Il me semble que vous en faites de même en assemblant vos phrases (groupes de mots) grâce à une stupéfiante structure gigogne qui conduit souvent à la résolution d’une énigme universelle. C’est aussi cela l’illisible et je me demande, en fin de compte, si l’utilité de l’écriture ne se limite pas à révéler l’illisible, certains appelle cela un style mais je  trouve ce mot un peu réducteur puisqu’il s’agit surtout de donner jour à un mouvement, à la vie d’une certaine manière. Dans votre dernier mail, vous avez très bien signalé le danger de la réaction et je vous précise que, depuis quelques temps, j’essaye toujours de délirer avec et non pas contre qui ou quoi que ce soit. Par ailleurs, un essor spirituel (transcendant) me semble indispensable à la poursuite de ce mouvement.

 

 

 

Ceci dit, je reprends votre mail dans l’ordre. Oui, la lettre est aussi (d’abord) image et geste. Ce qui a surtout changé dans mes courants, c’est mon rapport à l’imaginaire. F.Favretto à écrit pensées imaginatives sur le quatrième de couverture et ce terme me plait, même si je ne m’en sens pas encore digne. Si je continue à écrire, j’essayerai de progresser dans cette voie ; celle de l’imagination, là où l’infini aurait une chance d’être perçu sous un autre angle. Votre analyse du mot vide est très pertinente. Le lieu d’une vitesse où tout est possible. J’ai envie de rajouter une vitesse absente qui essayerait de révéler une forme intempestive de l’absurde qui est, dans le meilleur des cas, un couteau sans lame auquel ne manque que le manche (Lichtenberg). Le vide me semble encadrer aussi l’image d’une destruction (créative) de l’ego.

 


L’analyse de Laurent n’est pas trop rationnelle. Elle est très bien construite comme l’a remarqué Ch’vavar. Il s’agit d’une note de lecture ; présentation d’un ouvrage qui vient de sortir ; heureusement que Laurent ne délire pas (comme dans toutes ses autres excellentes chroniques). Les articles critiques sont des exercices difficiles (d’autant plus que Laurent a aussi une œuvre de poète) ; je m’y suis essayé et j’y ai lamentablement échoué. A mon sens, la réussite d’une bonne chronique repose sur la capacité à doser les appariations de sa personne au travers d’une lecture ; à révéler un territoire entre une lecture et une écriture. La critique est certainement aussi une forme d’art (non-délirante) où Laurent excelle à merveille.

 

 

Sans vouloir vous offenser, votre manière d’effectuer méthodiquement des commentaires sur ce que vous lisez a aussi quelque chose de très rationnelle, vos glissements et libre associations vous permettent heureusement de ne pas vous régler sur un ton professoral. De toute façon, je fais la même chose, en moins bien peut-être !

 

 

 

J’essaye de faire en sorte que l’enjeu de mon activité se limite à être un en-jeu : un processus ludique et expérimental. En ce sens je privilégie le devenir sur le questionnement existentiel. Néanmoins, je comprends que le devenir peut prendre la forme d’une succession d’existences,  d’une série de métamorphoses et de transformations.

 

 

 

 

L’écriture me semble, en effet, être une activité totalement absurde sans une référence à la musique et aux images mais je ne suis pas sûr que mon point de vue soit très pertinent. Le texte de Laurent est imagé : "Kabbale sauvage et folle", "Zohar voyou", "chair littérale du monde". Ces images, par exemple, ont retenus l’attention de F.Huglo et elles donnent une très bonne idée de ce que je fais.

 

 

 

 

…technique de l’évolution et de la révolution ambivalente du texte par modifications aléatoires incessantes. C’est exactement cela on ne peut pas dire mieux ; c’est ce que j’essaye de faire. Merci.

 

 

 

…Mallarmé drogué aux électrons, une composition de coups de dés hallucinés par des flux lucides d’électrons. Merci aussi. d’autant plus que c’est drôle et donc profond. Mallarmé c’est toutefois une autre envergure mais c’est vrai qu’il y a les électrons (octets) : les pierres de touche de mon activité. Laurent a écrit destin numérique, c’est très clair aussi ; je vais y revenir.

 

 

 

…mythologique et même préhistorique…accomplir une hybridation délirante entre l’alphabet et l’électricité. L’alphabet préhistorique j’y avais pensé mais mythologique c’est vous qui l’avait très pertinemment inventé.

 

 

 

 

 

Laurent a raison, Je suis un obsessionnel, monomaniaque mais la seule chose qui me fascine dans cette « attitude » c’est le jusqu’auboutisme, il me semble qu’il y a quelque chose de très moral dans cette déviance ; une fidélité à l’absurde. A ce propos, Nietzsche a toujours donné une priorité au sens sur l’absurde parce qu’il me semble qu’il n’était pas vraiment contemporain de la révolution industrielle et de l’émergence du capitalisme qui a ensuite pris la forme d’une véritable aberration. Par ailleurs, mes obsessions ne sont pas seulement liées à mon travail mais aussi à tout ce que faits ou même à ce que je pense. Je sais aussi que mes déficiences neurologiques me conduisent à régler le plus précisément possible (maniaquement) l’organisation quotidienne de mon travail. Ce que vous dites à propos du langage est certainement vrai mais il me semble que cela concerne tout les écrivains, hommes de lettres et pas seulement de l’alphabet.

 

 

 

 

 

Un extrait de autres courants : L’alphabet illumine l’âge des mots si nous les écrivons dans le but de les voir pour la première fois. J’ai pensé que cette phrase pouvait illustrer la vôtre : comme si chaque lettre révélait une tournure particulière du monde. Dans ce contexte, lettres et mots ont la même fonction et il est exact, que j’essaye, au moyen d’un exercice combinatoire, plus ou moins aléatoire, de donner un sens insolite, voire inédit à chacun des mots que j’utilise. Dans le meilleur des cas, une phrase peut alors servir de support à ce que Laurent nomme une dimension métaphysique.  Dans votre paragraphe, j’ai surtout été touché par le retour de votre formidable cheval de bataille : l’électricité. A ce propos, il n’est peut-être pas tout à fait anecdotique (comme le dis si bien Laurent) de vous faire savoir que je suis très souvent chargé d’électricité statique. Je crois que cela s’explique par ma relation ininterrompue avec du matériel électrique : ordinateur, fauteuil, lit médicalisé et VNI (appareil pour l’assistance respiratoire). L’électricité ne prend pas seulement soin de l’alphabet mais aussi de mon corps, si je puis dire.

  

 

 

 

L’expression destin numérique est celle qui m’a le plus frappée. J’ai alors pensé à une connivence d’ordre générationnelle, bien que je me refuse à classer mes semblables au moyen de générations. Il me semble que l’un des apports du bouddhisme est de nous donner la possibilité d’être en relation (karmique) avec n’importe quel individu, indépendamment de son âge (du nourrisson au vieillard). Aussi, dans le domaine littéraire, l’âge d’un auteur n’a aucune incidente sur la qualité ou la raison d’être d’un livre. Néanmoins, ce destin numérique m’a fortement interpellé parce que je crois que Alphabet peut aussi être lu sur ordinateur (peut-être par d’autres lecteurs) et que j’ai, inconsciemment, commencé à écrire afin d’atteindre ce but. Par ailleurs, je sais que l’on peut lire des textes tout aussi intéressants sur internet que sous forme papier ; il suffit de chercher. L’ordinateur et le livre comme la photographie et la peinture ou le cinéma et la télévision me semblent être des supports complémentaires. Mon destin serait donc numérique parce qu’il est aussi livresque et réciproquement. En ce qui concerne l’infini, celui-ci m’apparait aussi comme un moyen (trop facile peut-être ?) de justifier un élan divin ou cosmique.

 

 

 

 

En effet, je commence, de plus en plus souvent, par écrire un mot qui finira par être au milieu d’une phrase. La reconnaissance vocale et l’effacement au curseur m’aide à aller dans ce sens. Mais j’ai aussi écrits mes courants dans le but d’essayer de raconter des « histoires » minimales (17 cm au maximum). Des micros récits, pensées imaginatives, qui s’appuieraient donc fatalement sur un début et une fin. Ce que vous dites à propos du Tao est exact mais j’associe aujourd’hui aussi ces trois lettres magiques à une énergie inépuisable, roborative qui n’est peut-être, en fin de compte, que l’outil d’un drogué aux électrons…une composition de coups de dés hallucinés par des flux lucides d’électrons, comme vous dites avec justesse.

 

 

 

 

 

Le lyrisme de l’électricité est l’une des meilleures façons de formuler la raison d’être de mon activité ; poète électrique convient aussi bien. Ce qui est étrange, c’est que j’ai rencontré S.Dudouit au Salon du livre et qu’il m’a fait la même remarque, à peu de choses près, que vous au sujet du passage du je au il. Vous l’avez peut-être entendu lorsqu’il me parlait !

  

 

 

 

 

J’espère que ce mail n’a pas été trop recentré sur ma personne. J’ai éprouvé du plaisir à vous répondre, quoiqu’il en soit

 

 

 

 

 

 

 A bientôt,

 



Philippe Jaffeux


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,
très intéressant cet échange avec Jaffeux. Je ne discute pas les propos tenus ici qui m'éclairent sur ta proximité avec son écriture.
(…)

 

Bien à toi,
Laurent