Divagations de la Méthode.

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

Quelques phrases de Godard comme ça dans une interview. « Un monsieur m’a dit une fois dans la rue : « Les gens ont le courage de vivre leur vie mais il n’ont pas le courage de l’imaginer. » « Souvent dans les émissions télé, ils disent « Ah, il faudrait quand même appeler les choses par leurs noms ! » Mais les choses n’ont pas de nom. Et puis si on les appelle, elles ne viennent pas. Bref, c’est très difficile de parler des choses, parler de la chose elle-même. » Ce serait à rapprocher de la phrase de Peuchmaurd « Il faut appeler les choses par leur don. » Ainsi ce qui donne les choses, ce n’est pas toujours le nom. Ce qui donne les choses, c’est parfois le prénom, parfois une posture, parfois un silence, parfois la coïncidence d’une posture et d’un nom, d’une posture et d’un prénom ou d’une posture et d’un silence. Je préfère ainsi malgré tout appeler les choses par leur silence, je préfère appeler les choses par leur apparition, par le silence de leur apparition.

 

 

 

La tautologie ne cherche pas spécialement à tirer une loi générale des choses, mais au contraire la loi singulière des choses, (…) C’est pourquoi la tautologie a à voir avec la loi, oui, mais aussi avec l'événement unique, avec ce que j'appelle je ne sais plus où "l’hapax du même"

 

 

Je me demande si tu ne trouverais pas des trucs à ce propos dans Logique du Sens de Deleuze. C’est un livre parfois extrêmement difficile et souvent aussi passionnant. Il y a dans ce livre une méditation en marge des Stoïciens que tu pourrais peut-être relier au problème de la tautologie. Il me semble que tu as en effet un sentiment de l’événement de la chose autant que de sa matière. En cela Deleuze pourrait t’intéresser, même s’il a tendance à considérer que le monde est un monde d’événements plutôt que de choses, même s’il pense que l’intensité des événements est précisément ce qui ruine d’emblée (si j’ose dire) la présence même des choses. L’événement pour Deleuze a de nombreuses dimensions : métaphysique, c’est ce qu’il appelle la clameur de l’être, historique c’est ce qu’il appelle le que s’est-il passé, ou encore esthétique, ce serait alors ce qu’il appelle le bloc des sensations. Le geste de l’art selon Deleuze c’est en effet de parvenir à extraire des blocs de sensations, cependant ces blocs de sensations ne sont pas assimilables à l’apparition de choses, ce seraient plutôt des espaces de coïncidences de flux et d’intensités.

 

 

Quelques extraits de Deleuze en désordre.

 

 

« Tous les corps sont causes les uns pour les autres, mais de quoi, ils sont causes de certaines choses d’une toute autre nature. Ces effets ne sont pas des corps, mais à proprement parler  des « incorporels ». Ce ne sont pas des qualités et propriétés physiques, mais des attributs logiques ou dialectiques. Ce ne sont pas des choses ou des états de choses, mais des événements. On ne peut pas dire qu’ils existent mais plutôt qu’ils subsistent ou insistent, ayant ce minimum d’être qui convient à ce qui n’est pas une chose, entité non existante. »

 

 

« Les événements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords, sur les bords. ( …) Non plus s’enfoncer, mais glisser tout le long, de telle manière que l’ancienne profondeur ne soit plus rien, réduite au sens inverse de la surface. C’est à force de glisser qu’on passera de l’autre côté, puisque l’autre côté n’est que le sens inverse. »  Logique du Sens (à propos de Lewis Carroll)

 

 

 « C’est la force des stoïciens d’avoir fait passer une ligne de séparation, non plus entre le sensible et l’intelligible, non plus entre l’âme et le corps, mais là où personne ne l’avait vue : entre la profondeur physique et la surface métaphysique. Entre les choses et les événements,  entre les états de choses et les mélanges, les causes, âme et corps, actions et passions, qualités et substances, d’une part, et, d’autre part, les événements ou les effets incorporels impassibles, inqualifiables, infinitifs qui résultent de ces mélanges, qui s’attribuent à ces états de choses, qui s’expriment dans des propositions. Nouvelle manière de destituer le Est : l’attribut n’est plus une qualité rapportée à un sujet par l’indicatif « est », c’est un verbe quelconque à l’infinitif qui sort d’un état de chose, et le survole. Les verbes infinitifs sont des devenirs illimités. Au verbe être, il appartient comme une tare originelle de renvoyer à un Je, au moins possible, qui le surcode et le met à la première personne de l’indicatif. Mais les infinitifs-devenirs n’ont pas de sujet : ils renvoient seulement à un « Il » de l’événement (il pleut), et s’attribuent eux-mêmes à des états de choses qui sont des mélanges et des collectifs, des agencements, même au plus haut point de leur singularité.

 

(…)

 

Les vraies Entités sont des événements, non pas des concepts. Penser en termes d’événements, ce n’est pas facile. D’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement. »  Dialogues (avec Claire Parnet)

 

 

 

A propos de la loi singulière, il serait sans doute aussi nécessaire d’aller se promener du coté de Kafka (même si cette promenade risque alors d’être plus himalayenne que limousine). Pour le dire de manière schématique la tautologie révèlerait la chose comme porte de la loi ou pont de la loi, porte-pont de la loi, c’est-à-dire à la fois porte où la chose afflue et pont où la chose ne cesse de bondir au-dessus de son seuil.

 

 

 

« Comme l’a dit très bien Ludwig Wittgenstein, la tautologie n’est-elle pas l’ange gardien de la pensée ? » Gérard Joulié (dans un entretien à propos de Chesterton)

 

Cela serait aussi à relier à la plaisanterie de Peuchmaurd. « Qu’est-ce qu’un ange ? Répondez par oui ou par non. » Le problème resterait alors de savoir si la tautologie est l’ange du oui ou l’ange du nom, l’ange du non qui garde le oui ou l’ange du oui qui garde le non.

 

 

« J’ai le sentiment que la tautologie élève le texte à la hauteur de ce qui est. Elle n’invente rien et ne dissout rien. La tautologie revient à sa première donnée, qui est effectivement une donnée, et non une création. »  F. Jacqmin

 

Je ne suis pas certain cependant que la tautologie soit une telle forme du donné. Il me semble en effet que la tautologie en tant que relation logique justement est toujours déjà une construction du langage. La tautologie construit de façon logique une sorte d’équivalence de l’être ou encore d’égalité de l’être. Je n’ai pas le sentiment d’une telle équivalence de l’être, j’ai plutôt le sentiment d’une multiplicité de l’apparaitre, multiplicité de l’apparaitre par laquelle chaque chose, chaque fragment du monde déborde de sa présence. L’apparaitre de chaque fragment du monde affirme une manière de déborder de sa présence. Et ce qui donne à sentir ce débordement de la présence c’est la couleur. Par la couleur chaque fragment du monde déborde de sa présence comme miracle de monstruosité.   

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

tu as le chic pour augmenter notre perception d'une dimension nouvelle : "le prénom des choses", il fallait l'inventer, il faudra l'inventer.
Ces dimensions nouvelles par lesquelles tu prolonges les choses sont comme des sortes de bras et de membres de phrases qui leur auraient poussé.

 

Il y a un titre (et un livre) de Roger Munier que j'aime beaucoup, c'est La dimension d'inconnu.

 

Toi aussi tu inventes des dimensions, des directions par lesquelles les choses peuvent d'étendre, trouver une issue : leur "apparaître", ce que tu appelles "l'apparaître" des choses, ce serait comment les choses débordent, versent dans une nouvelle façon de les percevoir, comment elles se logent, monstrueusement (ou démonstrativement) dans des sensations nouvelles, venues pourtant de l'abstraction la plus pure. Cette hybridation de la sensation et de l'abstraction, cette couleur grammaticale (parmi d'autres) que tu donnes aux choses, c'est pour moi le (vieux) rêve de voir le monde avec le verbe.

 

(C'est d'ailleurs pourquoi tu m'avais fortement surpris un jour en me disant que selon toi les poètes ou les écrivains surévaluaient ou surinvestissaient la langue ou le langage et que c'est là une erreur - le boulanger (je crois que c'est l'exemple que tu donnais) ne croit pas que le monde est structuré comme une farine (il faudrait voir pourtant si son métier ne pétrit pas sa conception du monde). J'aurais tendance à croire, moi, comme poète, en, oui, une texture textuelle des choses, une nature langagière de ce qui est. Bon.)

 

Sinon. Intéressantes, bien sûr, les citations de Deleuze.

 

Kafka et la loi. Il y aurait à dire.
Lis-tu George Steiner, au fait ?

 

Sur la tautologie, c'est dans ma conception moins une "égalité de l'être" à laquelle aboutit l'opération logique de la tautologie, qu'une réciprocité, qu'un renversement : ce que la chose est, par retour, la fait (si tu vois ce que je veux dire !). Pour moi la tautologie est bien un redoublement, une augmentation et non un simple signe d'égalité. Ou plutôt ce serait qu'introduire un signe d'égalité dans la chose paradoxalement la ruine, détruit sa neutralité, bref la transforme de fond en comble (la polarise et la "rebranche" à elle).

 

Amitiés,

 

Laurent

 

PS dans le Flotoir de Florence Trocmé, et sur Poezibao (par moi) il est question de Baudouin de Bodinat. Développements sur l'électricité par exemple qui ne pourront que t'intéresser (je me souviens de ton texte sur l'électricité) et je mentionne Ceronetti à propos de Bodinat. C'est toi qui m'avais signalé Ceronetti qu'à l'époque je ne connaissais pas et que je lis en ce moment.