Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

J’ai le sentiment que ce qui parviendrait à clarifier le problème de la pensée et de la sensation que nous évoquions dans nos dernières lettres, ce serait simplement de dire que j’écris de manière abstraite. J’essaie d’inventer une forme d’écriture abstraite. Je suis un sensualiste abstrait comme Mallarmé ou un abstrait lyrique comme Pollock. J’écris ainsi à la manière d’un imaginatif abstrait, un matérialiste abstrait, un imaginatif matérialiste abstrait. (A propos du sensualisme abstrait il y a de très belles pages de Jean-Pierre Richard dans L’Univers Imaginaire de Mallarmé. Ce livre a eu pour moi une importance sans doute comparable à celle des Structures Anthropologiques de l’Imaginaire pour toi.)

 

 

 

L’abstraction n’est pas ainsi un acte de la pensée. L’abstraction apparait plutôt comme un geste du toucher, un geste du toucher intégral. Mc Luhan dans la Galaxie Gutenberg a des formules intéressantes à propos de l’abstraction. « L’art que l’on appelle abstrait est le fruit, en réalité, d’une profonde interaction des sens où dominent de façon variable l’ouïe et le toucher. J’irai même jusqu’à dire que le toucher n’est pas tant un sens particulier que l’interaction même des sens. » L’abstraction ce serait ainsi le geste de la coïncidence des cinq sens, en cela comparable en effet à la volupté selon Malcolm de Chazal. L’abstraction ce serait la connivence voluptueuse des cinq sens comme main absolue, main absolue qui donne à sentir l’apparition de la chair. Cette différence entre l’abstraction et la pensée, tu la révèles toi-même avec précision quand tu écris par exemple : « Si l'écriture de Núñez Tolin, entre paradoxes et obscures évidences, tend au silence et à l'abstraction, gageons que ça n'est pas pour vider le monde de son contenu, … mais bien pour retirer à la pensée sa prédominance surplombante. »

 

 

 

Voilà un quiproquo théorique, me semble-t-il résolu. Cependant ta lettre en suscite un autre, moins essentiel cependant. Ta comparaison de ma technique d’écriture avec la stratégie du joueur d’échecs est pour moi un non-sens, et même un non-sens à hurler de rire. Je suis en effet dépourvu du moindre sens stratégique. Je n’ai jamais gagné une seule partie d’échecs de ma vie, pas même une partie de dames d’ailleurs. Mes aptitudes stratégiques se réduisent  à celles des petits chevaux ou de jeu de l’oie. A l’inverse pour les jeux que j’invente, quand je joue par exemple au mikado avec des dés ou au poker avec des boules de pétanque, là en effet je suis imbattable, indestructible et immortel qui sait (même si évidemment je suis le seul à savoir jouer à ce jeu et à en suivre exactement les règles.) Mes textes ressembleraient ainsi plutôt à des jeux inventés. Ta comparaison présuppose qu’il y a dans mon écriture une sorte de perversion à la Nabokov ou à la Kubrick, alors que la multitude des gestes d’approche de cette technique est seulement celle d’un aveugle bestial et innocent qui s’amuse à tâtonner jusqu’à l’extase. Ces gestes d’approche répétitive ne sont jamais programmés, ils ne se développent pas selon une logique rigoureuse, ce sont seulement des gestes hasardés, des gestes qui affirment à la fois la jubilation et l’ascèse du hasard, la jubilation d’ascèse du hasard.

 

 

 

A propos des trois phrases de A Oui. Ton analyse est parfaitement méthodique et selon ce que je sais déjà de l’organisation de ta pensée très cohérente. Cependant même si elle est sans doute vraie logiquement (il y a du logicien en toi, c’est pourquoi d’ailleurs tu utilises souvent des mots avec un suffixe en -logie : tautologie, analogie), pour quelqu’un d’illogique ou d’alogique comme je le suis, elle semble inexacte. Je suis presque certain que ce que je vais dire maintenant te semblera sans doute plus irrecevable encore que ma réticence envers la pensée. Voilà, j’ai le sentiment que la forme de mon imagination n’est pas analogique. Et cela simplement parce que ma manière d’imaginer est sans relation avec le langage en tant que structure logique. Par exemple lorsque que tu étudies logiquement la phrase « Les êtres humains sont les organes sexuels du néant. », je dois accomplir un effort fastidieux pour comprendre cérébralement le rapport logique que tu exposes. En effet le problème de l’image n’est pas pour moi une question de rapport logique, le problème de l’image me semble plutôt un problème de transformation. L’imagination apparait ainsi comme une force métaphorique qui n’est cependant pas analogique. L’imagination apparait comme une transe de la sensation, une transe multivalente de la sensation et non comme une relation équivalente du langage. Dans la description logique que tu proposes de la phrase, ce qui alors est dit deux fois, c’est l’être humain. « Les êtres humains sont au néant ce que les organes sexuels sont aux êtres humains. » Ainsi pour produire cette analyse logique, il est obligatoire de dédoubler un de ses éléments. A l’inverse par la métaphore il n’y a pas de dédoublement d’un des trois termes. La logique serait une instance de dédoublement qui dédaigne la multiplicité. L’imagination serait une force de multiplicité qui détruit le dédoublement. C’est extrêmement difficile à expliquer. C’est d’autant plus difficile que je me souviens très bien comment j’ai inventé cette phrase, je me souviens que cette phrase n’a pas été écrite par imagination, qu’elle a plutôt été écrite par catalyse de lecture. Cette phrase a été écrite par catalecture, c’est un montage catalysé de phrases que j’ai lues. Disons que cette phrase est une forme de relecture-réécriture à la Lautréamont. La première phrase vient d’une idée de Samuel Butler dans Erewohn selon laquelle les hommes sont les organes reproducteurs des machines et la deuxième est une remarque de Lacan à propos du néant qui ne cesse de naitre, le né-ant. Ce qui est important aussi dans cette phrase, c’est l’expression « être humain ». Ce qui est ici sexuellement relié c’est l’être humain et le néant. L’être humain autrement dit ce que j’appelle encore dans A Oui, l’espèce de l’être, comme si l’être, l’être au sens philosophique, métaphysique, théologique même, était une espèce parmi d’autres à l’intérieur du monde, une sorte d’espèce qui ne serait ni animale, ni végétale, une sorte d’espèce inanimée, une espèce spectrale, l’espèce des spectres, une sorte d’espectre.

 

« L’engendrement est l’entropie tautologique des anges. » J’ai un peu hésité à garder cette phrase, elle me semble en effet à la limite du subterfuge et de l’arnaque. Je l’ai laissée à son sort pour le jeu de mot invisible anthropos-entropie et aussi parce que je n’ai jamais justement compris le sens de ce mot entropie. La phrase dit ainsi aussi ma compréhension floue de ce concept. La phrase suggère une sorte d‘entrelacs anthropos, entropie, tant pis. Cependant cette notion d’une relation entre engendrement et entropie me semble en parfaite adéquation avec la notion d’une tautologie angélique (ou d’un angélisme tautologique d’ailleurs). Ta lecture de la phrase est donc judicieuse, il y a en effet un grand trouble dans cette phrase, le grand trouble humain d’être sexuellement engendré. La phrase chercherait à la fois à ordonner le trouble comme à troubler l’ordre d’être sexuellement engendré. Il y a évidemment aussi un jeu de mot en filigrane entre engendrement et ange (avec en écho l’expression « faiseuse d’anges » pour désigner les avorteuses). Cette formule serait une façon de dire que l’être humain est une sorte d’ange avorté, un ange avorté à travers la tautologie de son identité, ou encore un ange dégénéré, un ange à la fois engendré et dégénéré à travers la tautologie de son identité.

 

« L’être humain n’est rien d’autre que le sosie de son suicide. » Cette phrase dit explicitement le dédoublement humain qui n’était pas dit dans la première phrase. Elle dit le dédoublement en tant que meurtre de soi, meurtre de soi suscité à travers le n’est rien d’autre (sosie sonore du nait rien d’autre). L’être humain atteste donc le nait rien d’autre du néant en tant que sosie de son suicide. (Ainsi, ce serait peut-être parce que je ne dédouble pas analogiquement l’être humain dans la phrase 1 que je le dédouble littéralement dans la phrase 3, dédoublement qui a d’ailleurs été préparé à travers le trouble de la phrase 2. C’est ainsi le trouble angélique de la tautologie qui produit le dédoublement de l’être humain en tant que néant. Tu le vois, j’accompagne ainsi ta lecture en la modifiant un peu.)

 

La notion d’entropie suggère aussi peut-être la notion d’en trop dont je parlais à propos de la pensée dans ma dernière lettre. L’entropie serait une sorte d‘indifférenciation de l’en trop et du tant pis, ou encore un en trop pire, le pire en trop de l’anthropos. C’est ainsi un mot que j’entends plus que je ne le pense ou ne l’imagine. C’est une sorte de notion scientifique détournée de son sens par hallucination sonore quasi schizophrène (celle dont parle Deleuze dans Critique et Clinique à propos des glossolalies de Wolfson et de Brisset), ou encore par une hallucination sonore comparable à ce que tu appelles le cratylisme burlesque.

 

Dans le dictionnaire à l’article Entropie il y a ceci : « La théorie de l’information due à Shannon et Weaver (1948) s’attache à la quantité d’informations qu’un signal ou message porte. Réduire l’entropie d’une information (ou d’une série d’informations), c’est réduire le nombre des possibilités d’interprétations du message, donc en réduire l’incertitude ; pour ces calcul on utilise le logon. »  Le problème reste de savoir si écrire c‘est utiliser le langage (la logique du langage) pour réduire l’incertitude de l’information ou si c’est utiliser l’illogisme du langage pour intensifier la certitude d’une forme. Dans le dictionnaire après entropie il y a entropion. « Médical : Renversement du bord de la paupière vers le globe oculaire. » Ma phrase à propos de l’entropie accomplirait cependant plutôt  un renversement du bord de l’oreille vers le globe oculaire ou encore un renversement du bord de l’oreille vers le globe crânien, un renversement du lobe de l’oreille vers le bol crânien.

 

Ce qu’il y a enfin d’étonnant dans ce mot d’entropie c’est qu’il est étymologiquement issu d’« entropê » retour,  il a été construit avec le mot « tropê » tour, qui a aussi produit le trope de la rhétorique. L’entropie serait ainsi une sorte de structure des tropes rhétoriques de la matière.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

Je t’envoie en post-scriptum un extrait d’un cours de Deleuze à propos du métal.

 

 

 

Je dis rapidement des choses qui ne dépassent pas l'appréhension sensible. Qu'est-ce qu'il y a de tellement bizarre dans le métal ? Ça ne se mange pas, le métal. Ça veut dire que la situation très particulière du métal, du point de vue de l'intuition sensible, je n'invoque pas du tout la science, mais on pourrait se demander ce que c'est le métal d'un point de vue de la chimie, un corps métallique, ou qu'est-ce que c'est que les sels minéraux ? Il y en a partout finalement. Je me dis que finalement, il y a une coextensivité du métal et de la matière. Tout n'est pas métal, mais partout il y a du métal, c'est ça la synthèse métallique. Il n'y a pas d'agencement qui ne comporte un bout de métal. Le métal c'est le procédé fondamental de la consolidation de tout agencement. L'unité homme-cheval, ça se boucle avec l'étrier. Vous me direz, mais qu'est-ce qui se passait avant le métal ? La pierre ? Il n'y a pas coextensivité avec la pierre. Qu'est-ce que ça veut dire, coextensivité du métal et de la matière ? Ça ne veut pas dire matière = métal, ça veut dire que d'une certaine manière, le métal est le conducteur de toute la matière. Quand il n'y avait pas de métal, la matière n'avait pas de conducteur. Qu'est-ce que ça veut dire que le métal conduit la matière, qu'est-ce qu'il y a de tellement spécial dans le métal ? Si vous prenez une autre matière, végétale, ou animale, ou inanimée, on comprend que le schème hylémorphique, que le modèle forme-matière marche d'une certaine façon. Vous avez une matière à laquelle vous faites tout le temps subir, technologiquement, des opérations. Et en un sens, tout le monde sait que ce n'est pas vrai concrètement, mais abstraitement, on peut un peu faire comme si chaque opération était comprise entre deux seuils, chaque opération est déterminable entre deux seuils : un infra-seuil qui définit la matière préparée pour cette opération, et un supra-seuil qui est défini par la forme que vous allez communiquer à cette matière préparée. Il est bien entendu que la forme à laquelle vous arrivez à l'issue d'une opération peut elle-même servir de matière à une forme différente. Par exemple, vous commencez par donner une matière au bois, première opération, et puis c'est ce bois déjà informé dont vous allez faire un meuble. Il y a une succession d'opérations, mais chaque opération est comme comprise entre des seuils déterminables, et dans un ordre donné. Il y a un ordre donné et c'est très important.
Ce qui me paraît le plus simple dans la métallurgie, et surtout dans la métallurgie archaïque, on dirait que les opérations sont toujours à cheval sur des seuils, bien plus qu'elles communiquent par dessous le seuil, or ce qui me plaît, c'est que Simondon, dans le seul paragraphe qu'il consacre à la métallurgie, dit ça très bien : la métallurgie a beau se servir de moule, en fait elle ne cesse pas de moduler. Alors bien sûr, elle ne se sert pas toujours de moule : l'épée ça se fait sans moule, mais le sabre c'est de l'acier moulé, mais même lorsqu'il y a moule, l'opération de la métallurgie est modulatoire. C'est vrai partout, mais voilà que la métallurgie fait accéder à l'intuition sensible ce qui est ordinairement caché dans les autres matières. En d'autres termes, la métallurgie c'est la conscience ou le métal c'est la conscience de la matière même, c'est pour ça qu'il est conducteur de toute la matière. Ce n'est pas le métallurgiste qui est conscient, c'est le métal qui apporte la matière à la conscience. C'est embêtant, c'est trop hégélien. Voilà ce que dit Simondon dans ses cinq lignes : "la métallurgie ne se laisse pas entièrement penser au moyen du schème hylémorphique car la matière première, rarement à l'état natif pur, doit passer par une série d'états intermédiaires avant de recevoir la forme proprement dite. (en d'autres termes, il n'y a pas un temps déterminé). Après qu'elle a reçu un contour défini, elle est encore soumise à une série de transformations qui lui ajoute des qualités." En d'autres termes, l'opération singularité, qualité rapportée au corps métallique, ne cesse pas de chevaucher les seuils. "La prise de forme ne s'accomplit pas en un seul instant de manière visible, mais en plusieurs opérations successives." On ne peut pas dire mieux, déjà dans le cas de l'argile, ça ne s'accomplissait pas en un seul instant, seulement rien ne nous forçait à le savoir. Le métal, c'est ce qui nous force à penser la matière, et c'est ce qui nous force à penser la matière en tant que variation continue.
C'est à dire comme développement continu de la forme et variation continue de la matière elle-même. Tandis que les autres éléments matériels peuvent toujours être pensés en termes de succession de formes différentes et emploi de matières variées. Mais une variation continue de la matière et un développement continu de la forme, c'est ce que la métallurgie fait affleurer, et ce que la métallurgie rend conscient, et fait nécessairement penser comme état de toute la matière. C'est pour ça que le métal conduit la matière. Simondon "on ne peut distinguer strictement la prise de forme de la transformation quantitative. Le forgeage (forger), et le trempage (tremper), d'un acier, sont, l'un antérieur, et l'autre postérieur à ce qui pourrait être nommé la prise de forme proprement dite. Forgeage et trempage sont pourtant des constitutions d'objets." En d'autres termes, c'est comme si, par delà les seuils qui distinguent les opérations, les opérations communiquaient dans une espèce de mise en variation continue de la matière elle-même. Pas d'ordre fixe dans les alliages. Il y a un llivre savant sur la variabilité métallurgique : à la naissance de l'histoire, l'empire de Summer, il y a douze variétés de cuivres recensés avec des noms différents d'après les lieux d'origine et les degrés de raffinage. Ça forme comme une espèce de ligne, à la lettre une mélodie continue du cuivre, et l'artisan dira : c'est celui-là qu'il me faut. Mais indépendamment des coupures opérées par l'artisan, il n'y a pas d'ordre fixe pour les alliages, variété des alliages, variabilité continue des alliages, et enfin, pourquoi est-ce que Simondon parle si peu de la métallurgie ? Ce qui l'intéressera vraiment, c'est là où des opérations de modulation, de variation continue vont devenir non seulement évidentes, mais vont devenir le nomos même, l'état normal de la matière, à savoir l'électronique. Ouais.
Il y a quelque chose de très troublant dans le métal. Si vous m'accordez qu'il n'y a pas d'ordre fixe dans les alliages, évidemment, il ne s'agit pas des aciéries modernes, il s'agit de la métallurgie archaïque, si vous m'accordez cette série d'opérations qui s'enchaînent les unes aux autres, si bien que ce qui était caché dans les autres matières, devient évident, ça tient à quoi ? Le métal ce n'est pas consommable. La matière, en tant que flux, se révèle là où elle est productivité pure, où l'opération technologique est donc une fabrication d'objets, outils, ou armes, et il y a évidemment un lien entre cette matière-productivité, cette matière qui ne peut être saisie qu'en tant que productivité pure, dès lors pour servir à la fabrication d'objets, et cet état de la variation de la matière qui surgit pour elle-même. Car enfin, non seulement il n'y a pas d'ordre fixe, mais il y a toujours possibilité de recommencer. Certes pas à l'infini, il y a tout de même les phénomènes d'usure, de rouille, mais vous pouvez toujours refaire du lingot. Le métal est la matière susceptible d'être mise sous la forme lingot. Or, la forme lingot, c'est extraordinaire, elle ne date pas d'hier. L'archéologie témoigne que, dès la préhistoire, le métal transitait, que, entre lingot et itinérance, il y a un rapport fondamental, le métal transitait sous la forme lingot. Pensez que les centres métallurgiques du Proche-Orient n'avaient absolument pas d'étain, ils manquaient de cuivre. Dès la préhistoire, sont attestés des circuits commerciaux où le cuivre vient d'Espagne. Summer est une civilisation métallurgique qui n'a pas de métal, c'est un état de métallurgie extrêmement avancé sans métal, celui-ci vient sous la forme de lingot.
On pourrait distinguer très vite les formes de consommation ou les formes d'usage, ça ne nous intéresse pas. Mais en dehors de ça, il y a la forme stock. La forme stock est liée aux réserves alimentaires, elle est liée au végétal. Les premiers grands stocks, c'est des stocks impériaux, c'est les greniers impériaux : les stocks de riz dans l'empire chinois. Le stockage a toujours été considéré comme un acte fondamental de l'état archaïque. La forme stock implique l'existence d'un surplus qui n'est pas consommé et qui, dès lors, prend la forme stock. On verra l'importance dans l'histoire de cette forme stock. Il y a une autre forme très connue, c'est la forme marchandise. Je dirais presque que la vraie origine de la forme marchandise, ce serait peut-être les troupeaux. Il y aurait toutes sortes de mythes qui fonderaient le lien du stock et du végétal, et ce serait bien que les premières marchandises, ce soient le troupeau. Et c'est forcé parce que, d'une certaine manière, la forme marchandise c'est une forme qui doit être en mouvement, qui n'est en mouvement artificiellement qu'en tant qu'elle est en mouvement aussi naturellement.
Mais la forme lingot, ce n'est ni du stock, ni de la marchandise, ça peut être vendu, mais ce n'est que secondairement une marchandise; la forme lingot, c'est une forme très particulière qui, dans l'histoire, décidera de la valeur monétaire du métal. Alors, bien sûr, ça réagit sur la marchandise. Ça réagit dans les deux sens : vous pouvez faire du lingot une marchandise, mais la forme lingot, c'est la détermination monétaire, ce qui n'est pas du tout la même chose que la détermination marchande; que les deux entrent en rapport, c'est une autre question, mais il n'y a que le métal qui renvoie à la forme lingot. Ce n'est même pas un stock de métal, le lingot, c'est autre chose, je dirais que le lingot, c'est la variation continue de la matière, c'est un bloc.
Le métal est coextensif à toute la matière, en ce sens que il énonce pour lui-même un statut qui était celui de toutes matières, mais qui ne pouvait être saisi que dans le métal. C'est lui le conducteur de toute la matière, parce que le métal met la matière dans le double état du développement continu de la forme et de la variation continue de la matière. Pour enchaîner avec ce que disait Richard tout à l'heure, je n'ai même plus besoin de dire pourquoi est-ce que le forgeron est musicien, ce n'est pas simplement parce que la forge fait du bruit, c'est parce que la musique et la métallurgie se trouvent hantés par le même problème : à savoir que la métallurgie met la matière dans l'état de la variation continue de même que la musique est hantée par mettre le son en état de variation continu et d'instaurer dans le monde sonore un développement continu de la forme et une variation continue de la matière.
Dès lors, c'est normal que le forgeron et le musicien soient strictement des jumeaux. Ensuite, ça devient très secondaire si la musique est traversée par cette espèce de ligne idéale de la variation continue, si la matière est traversée par cette ligne métallique de la variation continue, comment est-ce que vous voulez que le forgeron et le musicien ne soient pas jumeaux.

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

pardonne-moi pour le silence mais j'étais vraiment débordé ces jours-ci, notamment par la préparation de la sortie du livre de Pierre Bergounioux/Jean-Pierre Bréchet qui va paraitre sous peu. Le premier livre des éditions Le Cadran ligné (les plaquettes, soudainement, ça compte moins).

 

Je n'ai pas trop le temps de discuter avec toi des développements théoriques de ton mail mais sache que ce que tu dis là me convainc parfaitement :
- Ta vision d'une poésie abstraite considérant l'abstraction comme en dehors d'une pensée logique et comme interaction des sens, à cela je ne peux qu'agréer. Le mot "imagination" suffit à nous mettre d'accord.

 

- Pas bien compris en quoi tu n'es pas un stratège (celui qui brouille les cartes de la pensée et du monde, de la langue et des choses, est selon moi le premier stratège) mais peu importe.

 

- Ta lecture de tes propres phrases tirées d'A oui m'intéresse grandement, en particulier ce que tu dis de l'entropie comme mot-valise (l'en trop et le tant pis) intégrant les valeurs d'anthropos et de trope, etc. "Les tropes rhétoriques de la matière", je ne peux encore une fois qu'adhérer. Et ce que tu dis du lobe et du bol, bien sûr : j'ai toujours cru que le poète pensait palindromiquement, si je peux dire ça. A ce propos, j'aimerais bien que tu m'envoies ce que tu as écrit du bol, justement.

 

Je ne m'étends pas sur tes autres remarques faute de temps.

 

Concernant Deleuze, c'est assez troublant que tu m'envoies ce texte parce que je suis justement dans une période métallique ! Il se trouve en effet que je vis en ce moment à la maison avec 45 sculptures de Bergounioux en prévision d'une expo qui aura lieu en septembre à Tulle, pour accompagner la sortie du livre (le premier des éditions Le Cadran ligné ! je me répète, c'est du comique d'enthousiasme). J'ai parlé un jour (pardon de me citer) de "la mâchoire intrinsèque du métal". Le métal en effet hypostasie la sensation qu'on en a. La poésie a à voir je crois avec cette hypostase-là. Le métal resserre en lui l'effet qu'il nous fait. Bref. Et c'est bigrement bien ce que dit Deleuze du métal comme conducteur de la matière. Mais je voulais juste te dire que ton envoi coïncide (comme une soudure à l'arc, justement) avec mon actualité métallique.

 

En fait je voulais surtout te parler d'autre chose : suite aux refus de Briseul et de Diaz Ronda (…), je me demande si ça ne serait pas à moi de prendre en charge l'édition de ton premier livre. J'ai remis le nez dans Nuages, et je ne comprends pas que les éditeurs sollicités n'aient pas donné suite. Il faut encore que je réfléchisse parce que ce n'est pas une décision si facile à prendre. Le Bergounioux va être lancé très prochainement et les choses sont encore pour moi incertaines : est-ce que ce livre va me ruiner ou me permettre de continuer à jouer à l'éditeur ? (…) Et il me semble logique, il me semble qu'il y va de ma responsabilité (les grands mots, tout de suite) de publier le deuxième livre des éditions Le Cadran ligné avec un titre de toi. Je ne pourrai pas publier A oui (trop gros, trop cher) mais Nuages, ça me semble jouable. Je ne pourrai probablement pas publier d'autres livres de toi (et c'est dans ton intérêt de trouver d'autres éditeurs pour tes autres textes) parce que je n'ai pas les reins assez solides en tant qu'éditeur pour porter une œuvre de cette ampleur (difficilement vendable, il faut bien le dire) et parce que j'aime varier les auteurs (comme dans la petite collection de plaquettes). Bref. Serais-tu d'accord pour me confier Nuages (s'il est toujours disponible) ? Il me semble judicieux de commencer par celui-ci, le premier de la série de La Posture des choses. A toi de trouver des éditeurs pour la suite. Est-ce que tu souhaites réfléchir, relire voire réviser ce texte ?

 

(…)

 

A bientôt Boris.

 

Laurent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

Je t’envoie le texte intégral de Nuages. Nuages 000 pour les aphorismes et Nuages 001 pour les blocs.

 

 

 

J’essaie aussi d’élaborer une composition des blocs plus allégée et volatile.

 

 

 

Dis-moi, s’il te plait, quels sont les blocs que tu préfères afin que ma composition et ta lecture parviennent à s’harmoniser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

pardonne-moi d'être si lent à te répondre mais je suis débordé en ce moment, entre la parution du Bergounioux et les autres sollicitations. Mais je pense à toi, simplement il faut que je dégage du temps pour te faire une proposition de sélection des blocs de Nuages. Ça risque de me prendre encore un peu de temps, et de toutes façons on n'est pas vraiment pressé par les délais.

 

J'ai évoqué ton nom dans un entretien avec Florence Trocmé :
(…)

 

Je sais que tu souhaitais plutôt rester discret mais en tant qu'éditeur il faut bien que je prépare ton arrivée sur la "scène poétique", si possible en suscitant de la curiosité. J'espère donc que tu ne m'en voudras pas de cette mention. (…)

 

Merci pour l'envoi de Bol qui rassasie mon goût pour le plein et le mirobolant, par exemple. Chez toi aussi il y a du baroque, me dis-je.

 

(…)

 

En attendant, je te demande un peu de patience.
Et bonjour à Ivar si tu vas le voir à Amiens.

 

Amitiés,

 

Laurent

 

 

 

 

 

 

 

Le prochain livre devrait être un texte de Boris Wolowiec, un poète remarquable qui n’a à ce jour jamais publié mais dont l’œuvre est déjà monumentale, par la taille comme par son importance, je crois.