Bonjour Laurent,

 

 

 

J’aime beaucoup la douceur du ton de Florence Trocmé. Florence sait comment lire avec douceur, elle ne brusque jamais le texte, elle accomplit plutôt des prélèvements, elle jardine le texte, elle botanise des citations, elle cueille des extraits. Ce qu’elle dit du caillou ou de la cloche par exemple c’est élégant. Et qui sait les cailloux seraient peut-être en effet toujours des petites cloches, les cloches de l’érosion, et de même à l’inverse les cloches toujours des cailloux, les cailloux énormes de la lévitation.

 

 

Florence évoque aussi très bien ton esthétique de la divagation.

 

J’y retrouve sa singulière et troublante manière, sa façon de susciter la déroute en plein raisonnement parfaitement logique en apparence.

ou comme avec ces phrases ou vertiges en abyme où chaque fois que l’on croit tenir du solide on est en fait renvoyé à du encore plus fuyant

ou Cela frappe de plein fouet et en même temps cela fuit

ou encore Il y a une logique imparable qui mène à une forme d’absurdité sans être pour autant un jeu vain et creux.

 

Un mot apparait absurdité. Il me semble que je ne t’ai jamais demandé jusqu’à présent si ce problème de l’absurde t’intéressait. Je viens de lire la correspondance de Ponge et de Camus et ce mot s’y trouve évidemment. Ces phrases de Camus par exemple « Je pense que le Parti-pris est une œuvre absurde à l’état pur- je veux dire de celle qui nait, conclusion autant qu’illustration, à l’extrémité d’une philosophie de la non-signification du monde. » et aussi « Une des fins de la réflexion absurde est l’indifférence et le renoncement total - celui de la pierre. Je pourrais en plaisanter et vous dire que Sisyphe devient alors rocher lui-même et qu’il faut trouver quelqu’un d’autre pour le pousser… » Ponge avait en effet auparavant écrit ceci « Est-il possible d’imaginer un Sisyphe paresseux ? Ne serait-ce pas le comble de l’absurde ou serait-ce seulement contradictoire ? » Ce à quoi Camus répond finalement « Vous pouvez évidemment alléguer que Sisyphe est paresseux mais quoi : ce sont les paresseux qui remuent le monde. Les autres manquent de temps. »

  

 

Il y a aussi cette remarque magnifique de Florence.

 

Cette inertie des choses qui à la fois les dérobe à notre saisie et en même temps les met à notre merci.

 

Je trouve cette phrase profonde. Ainsi c’est comme si le pouvoir que nous avons sur les choses était rigoureusement équivalent à notre impuissance devant elles. Tu dirais peut-être  que c’est simplement parce que ce pouvoir est l’envers de notre impuissance et aussi notre impuissance l’envers de ce pouvoir. C’est pourquoi d’ailleurs ce pouvoir et cet impouvoir se renversent à chaque instant l’un en l’autre de telle manière que les choses deviennent des sortes de pierres que nous poussons en roulant devant nous et aussi qui sait des pierres qui nous poussent en roulant devant elles, comme si la chose était un rocher de Sisyphe pour l’homme et l’homme un rocher de Sisyphe pour la chose.  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour répondre enfin (en partie) à ce mail, je dois dire que la notion d'absurde ne me retient guère. "Absurdité" encore moins, même si ma poésie à force de voltes et de désinvolture peut donner l'impression de confiner au non-sens (ou au nonsense des Anglais). Mais tu te rends bien compte que malgré tout il y a dans mes poèmes une quête de la signification des choses, signification qui ne serait en fait rien d'autre que la désignation des choses par elles-mêmes. Je publierai cet été normalement, chez Rougerie, un petit livre intitulé Cela. Le "cela", qu'est-ce que c'est ? On pourrait s'amuser à dire que le cela correspond à une 8e fonction du langage. Tu connais les 6 fonctions décrites par Jakobson : expressive, conative ou impressive, référentielle, phatique, métalinguistique, poétique. A quoi il faut ajouter une 7ème qui est la performative (cf J. L. Austin). Et la 8ème, donc, que nous pourrions inventer (pour s'amuser, hein) serait une fonction déictique (du grec δεικτικός, deiktikos (« action de montrer »). Cela ne recouvrirait pas tout à fait la fonction référentielle, ni la métalinguistique (mais serait quelque part entre les deux). Un énoncé du type : "un poulet est un cela" ou "un poulet est un un" ou "le poulet est le le du poulet" (etc. toutes variantes et expansions possibles) consisterait à donner comme signification à une chose le fait qu'elle se signifie, qu'elle se désigne. On parlerait d'une chose, mais comme étant le déictique de soi-même. Bon je ne sais pas bien où ça mènerait. Sans doute dans les choux.

 

Amitié,

 

Laurent