Bonjour Laurent, 



 

J'aime beaucoup Louis de Funes dans Oscar. Le meilleur Louis de Funes, je trouve. 

Oui en effet, et cela aussi sans doute parce que la limpidité de la mise en scène de Molinaro aide beaucoup de Funès. J’ai toujours pensé que Molinaro était un cinéaste sous-estimé (un peu comme Rappeneau avec lequel il partage la même fluidité narrative et la même sobriété rythmique). Evidemment Molinaro n’est pas Guitry ou Lubitsch, cependant il y a de la tenue, du tact à l’intérieur même de sa vitesse. Molinaro était un homme si tranquillement modeste qu’il n’a jamais adopté les attitudes hautaines de l’auteur, auteur que d’ailleurs il n’était pas, Molinaro était simplement un très honorable faiseur de films. (Il me semble par exemple que L’Emmerdeur avec Lino Ventura et Jacques Brel est un film extrêmement drôle.) 

 

Le texte de Novarina à propos de de Funès est souvent passionnant. Je me souviens surtout d’une formule où Novarina parle de l’acteur comme de celui qui parvient à sauter au-dessus de son cadavre, au-dessus de son cadavre d’homme à chaque fois qu’il entre en scène sur les planches (entrée en scène qui selon Novarina serait plutôt une sortie au-delà du stéréotype d’être homme). Cette expression de « planches » pour désigner le théâtre est assez remarquable. L’expression évoque à la fois l’étable (le plancher des vaches) et le salon bourgeois (les lames du parquet). Et c’est en effet à quoi ressemble le plus souvent le théâtre, à un salon de vaches (le vaudeville) ou à une étable bourgeoise (la comédie dramatique). C’est d’ailleurs ce plancher grinçant qui m’agace le plus lorsque j’assiste à un spectacle théâtral, cet atroce bruit de pas crissant sur le sol en contreplaqué. Le théâtre c’est donc malheureusement le plus souvent ce qui contreplaque le sol et anéantit alors simultanément les formes de la gravitation et les formes de l’apesanteur. Le théâtre ne propose donc le plus souvent que des silhouettes humaines s’agitant en diagonales idiotes à travers une sorte de grande boite bancale coulissante. C’est pourquoi, je ne suis pas certain que la formule de Novarina soit si exacte que cela. Disons que si l’acteur de théâtre saute au-dessus de son cadavre avant d’entrer en scène il atterrit néanmoins finalement sur cette scène à la façon d’un fantôme qui fait semblant de tenir debout entre les planches d’un très présomptueux cercueil.

 

C’est pourquoi je préfère de beaucoup le cinéma. Le cinéma ce n’est pas les planches, le cinéma c’est le plateau avec l’aspect presque géologique que ce mot évoque. Ainsi la montagne (ou encore le désert) apparaissent comme des espaces extrêmement favorables au cinéma : les Rocheuses dans The Deer Hunter (Voyage au Bout de l’Enfer) de Cimino, les montagnes du Moyen-Orient dans les films de Kiarostami ou le désert dans les westerns de Ford ou les films d’Antonioni. Au cinéma, les montagnes apparaissent comme des amphithéâtres paralysés, des cirques archéologiques. Il y aurait même qui sait une clownerie immense des minéraux, des mutations à la fois extrêmement lentes et extrêmement puissantes des minéraux. (Où clouer le clown ? Où clouer le clown sinon sur le rire même ? Où clouer le clown sinon sur le mur du rire, sinon sur le mur de dents du rire même ? Où clouer le clown sinon à la mire du rire, sinon à la mire de dents du rire même ?)

 

J’ai aussi été interloqué récemment en me rappelant soudain que Funès était le nom d’un personnage de Borges (Funès ou la mémoire). Je n’avais jamais fait le rapprochement tant il semble absurde de penser à de Funès comme à un personnage borgésien. Il est en effet extrêmement difficile d’imaginer de Funès évoluer à l’intérieur d’une bibliothèque, sinon pour finir par la brûler de colère. Il est d’ailleurs simplement difficile d’imaginer un acteur burlesque lire un livre ou même tenir un livre entre ses mains. Je me demande s’il y a ne serait-ce qu’un seul gag burlesque qui utilise un livre. Comme ça de mémoire à l’exception  de Groucho Marx dans ses numéros de déclamations logorrhéiques incongrues, je n’en vois pas. Il y a malgré tout un gag extraordinaire entre Harpo et Chico Marx qui utilise la lecture (j’ai oublié dans quel film). Harpo qui ne sait pas lire demande par gestes à Chico de lui lire une lettre qui lui a été adressée. Et à l’instant où Chico lit la lettre à haute voix, Harpo lui bouche alors les oreilles afin que Chico ne puisse pas entendre ce qu’il lit. J’ai toujours eu le sentiment qu’il y avait une profondeur métaphysique prodigieuse dans ce gag. Il serait par exemple intéressant de le décrypter à la manière de Derrida : le problème de savoir si la parole est antérieure à l’écriture ou à si l’inverse l’écriture est antérieure à la parole, autrement dit si la parole de Socrate a plus de valeur que l’écriture de Platon ou plus paradoxalement et subtilement encore si l’écriture de Socrate (l’écriture secrète de Socrate) a plus d’intensité que la parole publique de Platon ; problème que Derrida évoque de manière ultra-sibylline dans son livre intitulé La Carte Postale. (Je note d’ailleurs à ce propos que si je préfère disposer une feuille de papier à l’intérieur d’un livre que j’adresse, tu préfères y disposer une carte postale.)

 

A quoi correspond ce geste d’utiliser la lecture à voix haute de l’autre en lui bouchant les oreilles ? A priori l’intention de Harpo semble ridicule et c’est pourquoi nous rions d’abord de sa stupidité supposée (parce qu’Harpo ne semble pas comprendre que Chico n’a pas besoin d’utiliser ses oreilles pour lire la lettre mentalement). Et pourtant par ce geste Harpo révèle aussi quelque chose d’autre. Par ce geste de boucher les oreilles, Harpo cherche à détruire l’émotion provoquée par la lecture, le retentissement émotif de la lecture. Les oreilles ainsi fermées, Chico lit désormais exclusivement le sens de la lettre et il n’entend plus alors cependant la forme émotive de cette lettre. P. Quignard remarque quelque part (dans La Haine de la Musique si je me souviens bien) qu’à l’inverse des yeux les oreilles ne sont jamais fermées. C’est pourquoi il estime que l’ouïe est l’organe même de l’obéissance : nous serions à chaque seconde obligés d’obéir aux ordres du son.

 

Je ne sais ce que Harpo cherche précisément à affirmer par son silence, si c’est un désordre d’émotion ou un ordre d’anesthésie, ou plutôt un désordre d’émotion provoqué par un ordre d’anesthésie ou à l’inverse encore un ordre d’émotion provoqué par un désordre d’anesthésie. Il y en effet quelque chose d’abyssal dans l’invention burlesque de Harpo et cela simplement parce qu’il montre à chaque instant la pulsion de paradoxe du silence. Il serait à ce propos intéressant de comparer l’attitude de Harpo avec le silence et celle de Beckett. Harpo n’atteint pas comme Beckett le silence par une diminution (une détérioration) méthodique de la langue. Harpo préfère se projeter immédiatement en dehors du langage comme à l’intérieur du silence. Harpo s’ébat instantanément à l’intérieur du silence par improvisation instantanée, par décision spontanée si j’ose dire. Harpo se jette à l’intérieur du silence du haut de la falaise même du langage, cette falaise qui (ainsi que tu l’écris magnifiquement) apparait comme une lèvre, une lèvre seule entre terre et ciel.

 

Ou encore le gag dément de Harpo affirme le geste de boucher les oreilles avec la langue même (peut-être qui sait avec la langue coupée que S. Pey évoque dans La Main et le Couteau). Le gag dément de Harpo affirme le geste de jouer à boucher les oreilles avec la langue afin de transformer ainsi les oreilles en bouches du silence, en bouches d’absurdité du silence. Le gag dément de Harpo affirme le geste de jouer à posséder ainsi une oreille et deux bouches, une oreille cyclopéenne au milieu du front et deux bouches à la fois analphabètes et ambidextres sur les rebords du visage, sur les rebords de profil du visage. Le gag dément de Harpo siamoise ainsi la bouche. Le gag dément de Harpo siamoise la bouche en marge du cou (comme marges du cou).

 

Le gag de la métaphore affirme ainsi aussi le geste de donner à sentir la bouche comme col du silence (col c’est à dire à la fois cou et collure). Le gag de la métaphore affirme le geste de donner à sentir l’exaltation siamoise de la bouche comme col de symbole du silence. Par le gag de la métaphore, la bouche apparait ainsi comme le col d’un bol, le col du bol du visage, le col du bol du visage déclaré par la pulsion de tabou du silence.

 

Le bol boit le vide absolu. Le bol boit le vide absolu du sommeil. Le bol boit le vide absolu de la lucidité somnolente, de la somnolence lucide. Le bol boit le vide absolu de la lucidité comme du sommeil.

 

Le bol boit les lèvres du vide absolu. Le bol boit les lèvres du symbole. Le bol boit les lèvres de symbole du vide absolu. Le bol boit les lèvres de symbole du vide absolu de la lucidité comme du sommeil.

 

Le bol boit le col du vide absolu. Le bol boit le col de symbole du vide absolu. Le bol boit le col de symbole du vide absolu de la lucidité comme du sommeil.

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

vraiment très intéressant tout cela. Ce que tu dis du silence.

On pourrait dire que si le bol est blanc et lisse et vide et parfaitement creux (je veux dire d'un creux parfait, absolu, dé-symbolisé), c'est parce qu'il recueille la cire du silence, le cérumen du silence.

Une chose est belle à mesure qu'elle est du silence figé. Du silence venu dans la chose et figé.

Un bol est un bol parce qu'il est comme tenu contre l'arbre du silence afin d'en recevoir la sève silencieuse.

Justement, ces jours-ci, je m'intéressais au rapport son/image à l'occasion de la lecture d'un livre de Bartolomé Ferrando et je me permets donc de te renvoyer à la note publiée ici :
http://pierre.campion2.free.fr/albarracin_ferrando.htm

C'est une note un peu rapide mais je crois qu'il y aurait beaucoup à dire de l'image poétique comme un transvasement du sonore au visuel, un transvasement du silence au laiteux du bol, justement.

Ce qu'il y a de fascinant dans ce mot bol c'est qu'il est le radical du symbole. C'est un symbole d'avant le symbole, le tesson pur qui ne sert à aucune reconnaissance, un signal qui ne renvoie qu'à lui-même, ou au contraire qui renvoie à tout (le bol comme super symbole).
Le bol est aussi le "col des signes", ce qui retourne à soi en s’avançant. Un cygne ressemble d'ailleurs à un bol qui aurait sur lui l'anse signée de son cou. Un cygne serait un bol qui aurait des velléités de tasse, qui serait tenté par le boa plumeux d'être une tasse afin de se reverser en soi à loisir, mais qui ne pourrait être jamais qu'un bol à col.

Bien à toi,

 

Laurent​

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

J’ai réécrit et recomposé les extraits du Silence de Harpo. Je t’envoie cette dernière version. Tu y trouveras qui sait des intuitions utilisables.

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Merci Boris.

Étonnantes formules en effet. Est-ce citation ou intuition ou souvenir inconscient ? ton texte se termine par une scène où Harpo mange "l'écriture" et "mange à mains nues l'apocalypse", exactement comme dans cet épisode de la Tapisserie d'Angers où Saint-Jean lui aussi mange le livre :
(…)

Ce qui correspond à la parabole de la Bible :

( …)

Cela est-il conscient et volontaire ?

Il y aurait tout un jeu dans ton texte entre le silence de Harpo et quelque chose comme en effet une incarnation de la Parole, une ingestion du Verbe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

A l’époque (en 1999) où j’ai écrit la cinquantaine de pages du Silence de Harpo, je lisais en effet la Bible, en particulier la Genèse, les Evangiles et l’Apocalypse. Malgré tout j’avais oublié ce geste de Jean de manger ainsi un livre offert par un ange. Je me souviens cependant avoir lu cet extrait. Le plus étrange, c’est que je n’ai pas seulement oublié cet extrait de l’Apocalypse, j’ai oublié quasiment l’intégralité de cette époque de mon existence pendant laquelle j’ai écrit le Silence de Harpo. Je me souviens donc seulement qu’en ce temps-là je lisais la Bible, le reste je l’ai oublié par un oubli provoqué par la Bible même, par une sorte d’oublible si j’ose dire. De manière bizarre aussi je n’ai presque pas mémorisé non plus les films mêmes des Marx Brothers que je regardais jour après jour et nuit après nuit afin d’écrire ce texte. J’ai ainsi écrit ce texte à l’intérieur d’un immense blanc, un immense blanc d’existence.

 

Ce qui me plait beaucoup avec Harpo c’est qu’à la fois il ressemble au Christ et que pourtant il s’en éloigne de manière naïve et violente. Harpo apparait comme une forme de Christ paradoxal, une forme de Christ qui préfère ne pas parler. Harpo invente ainsi le gag absolu d’un Christ qui préfère ne pas parler. Harpo invente le gag absolu d’une incarnation du verbe qui préfère malgré tout apparaitre en silence.

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris