Cher Boris,

 

enfin je me réveille de l'été plutôt mollasson côté écriture.

 

Je viens de mettre en ligne prochainement une petite note de lecture sur Chaise, Table, Papier :
http://pierre.campion2.free.fr/albarracin_wolowiec.htm

 

Amitiés,

 

Laurent

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

 

Merci pour ton texte à propos de Chaise, Table, Papier, c’est à la fois ample et précis. Merci aussi pour les extraits de Chaise, Table, Papier proposés sur Poezibao. Je t’envoie une réponse un jour prochain.   

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

J’acquiesce intégralement à ce que tu dis à propos de l’aspect deleuzien de mon écriture. 

 

 

Wolowiec ne cherche pas le point de résolution de la chose, ni son sens, ni sa vérité ni sa centralité, mais il cherche à rendre la chose à sa puissance disséminante ou rhizomique. Plus deleuzien qu'hégélien, son écriture ne reposerait pas sur un automatisme où c'est l'inconscient qui guide le flux de l'écriture, ni même (encore moins) sur l'idée d'une raison supérieure qui viendrait légitimer le processus analogique. 

 

Il me semble que je devrais en effet insister plus précisément sur ma manière d’utiliser la pensée de Deleuze. Ce qui est paradoxal c’est que Deleuze ne s’intéressait pas à la métaphore. Deleuze a inventé le concept de rhizome entre autre pour combattre la métaphore. Je cherche malgré tout à inventer des rhizomes de métaphores, des rhizomes de métaphores qui donneraient à sentir l’exclamation des tournures de l’apparaitre, l’exclamation des tournures de silence de l’apparaitre du monde. Pourtant, ce rhizome tournoyant des images existe aussi pour Deleuze, cependant ce n’est pas celui de la métaphore, c’est celui du symbole. Deleuze à propos de D.H Lawrence évoque ainsi ce qu’il appelle le symbole rotatif. « Il n’a ni début, ni fin, il ne nous mène nulle part, il n’arrive nulle part, il n’a surtout pas de point final, ni même d’étapes. Il est toujours au milieu, au milieu des choses, entre les choses. Il n’a qu’un milieu, des milieux de plus en plus profonds. Le symbole est un maelström, il nous fait tournoyer jusqu’à produire cet état intense d’où la solution, la décision surgit. » Deleuze distingue ainsi le symbole et la métaphore, alors que j’aurais plutôt tendance à les confondre (et il me semble que cette confusion est aussi la tienne). Ce qui est regrettable c’est que Deleuze indique avec précision ce qu’il entend par symbole mais il n’explique jamais ce qu’il entend par métaphore (parce que la métaphore l’ennuie), c’est pourquoi cette distinction reste finalement implicite, il ne la théorise pas. 

 

 

l'image chez Boris Wolowiec, à maints égards radicale, 

 

Le rhizome c’est ainsi la prolifération d’égards de l’image, c’est la prolifération des racines d’égards de la métaphore, la prolifération des mains-racines d’égards du symbole. Il y a dans cette démence rhizomatique de l’écriture une volonté de devenir comme une chair d’arbre, une chair monstrueuse d’arbre (à la manière de cet indonésien atteint d’une maladie extrêmement étrange, tu en trouveras des photos impressionnantes sur internet « l’homme-arbre »). 

  

 

Un « hors-tout » qui serait le lieu où le tout du monde non pas se résout mais s'aventure librement. 

 

Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas le sentiment qu’il y ait un tout du monde. Il n’y a qu’un tout de la pensée. La pensée c’est ce qui désire totaliser le monde. La pensée désire totaliser le monde à travers son infini même. La pensée c’est de l’infini qui totalise, c’est l’instance infinie qui désire totaliser le hors-tout du monde, le hors-tout transfini du monde sans jamais cependant y parvenir. C’est pourquoi le rhizome tournoyant de l’imagination n’est pas infini, le rhizome tournoyant de l’imagination apparaît fini ou plutôt ce rhizome de l’imagination essaie d’inventer une forme de prolifération de la finitude, une forme de prolifération de la finitude qui à la fois évoque et répond à la transfinitude du monde, à la démesure transfinie du monde. 

 

 

Chacune de ces trois choses est traitée pour elle-même et forme également un espace de projection. Chaque chose fait écran par sa matérialité et permet d'y projeter l'infini de l'imagination. 

 

Je dirais ainsi plutôt que chaque chose apparait comme l’écran de projection des métamorphoses de l’imagination, des métamorphoses de finitude de l’imagination qui essaient de répondre à la démesure transfinie du monde. Je n’ai pas non plus le sentiment que cette prolifération rhizomatique de l’imagination soit en relation avec la liberté, avec l’aventure libre que tu indiques. La prolifération de finitude des phrases de l’imagination n’est pas un acte de liberté, c’est un geste de nécessité, c’est précisément le geste du destin, le geste d’extase du destin. 

 

 

l'image a d'abord une valeur dynamique, elle correspond à une nécessité plus gestuelle, corporelle que mentale ou réflexive  

 

La prolifération des métaphores serait ainsi une manière de danser, une manière de danser à l’intérieur du silence, une manière de danser à l’intérieur du silence du monde. Ecrire c’est quelque chose comme danser des phrases, danser des phrases à l’intérieur du silence du monde. Écrire c’est danser les phrases de silence du monde. Et cela parce que ce qui phrase, ce n’est pas la puissance du langage, c’est la présence du monde, la présence taciturne du monde, la présence à la fois tacite et tournoyante du monde. Ecrire c’est apprendre à phraser comme le monde, c’est apprendre à phraser comme les postures de silence du monde, comme les rythmes de silence du monde, les crampes de silence du monde, les spasmes de silence du monde, les crampes d’asthme du monde, les crampes d’asthme taciturne du monde. Ecrire c’est sculpter la danse de silence du monde. Ecrire c’est sculpter la danse d’asthme du monde, la danse d’asthme taciturne du monde. 

 

 

Comme rien ne parachève en droit les associations de choses – aucune instance lyrique ou métaphysique ne les justifie – 

 

Oui, en effet, j’ai le sentiment qu’il n’y a aucune justification de l’image. Ni le sujet ni l’être ne justifient l’image. Il n’y a donc jamais un sens profond de l’image, pas même celui du rire. (Je ne suis pas un humoriste, je n’ai pas l’impression qu’il soit obligatoire d’être drôle. Parfois les métaphores apparaissent drôles et parfois les métaphores apparaissent graves ou mêmes austères.) Chaque image apparait ainsi de manière injustifiée, de manière à la fois innocente et injustifiée. C’est pourquoi je n’ai pas non plus le sentiment, à l’inverse de ce que pensait Kant, que l’imagination soit une puissance du jugement (ce qu’il appelait la faculté de juger.) Deleuze disait très bien à ce propos que l’ignominie de la philosophie de Kant est d’avoir mis en place une sorte de tribunal de la pensée, d’avoir développé une philosophie qui tendait à assimiler la pensée à un tribunal. Je suis sur ce point intégralement d’accord avec Deleuze. C’est pourquoi j’essaie d’écrire en dehors de ce tribunal de la pensée. C’est pourquoi d’ailleurs je n’ai pas non plus l’intention d’accuser la facticité des ressemblances. Je préfère écrire sans jamais accuser ou incriminer quoi ou qui que ce soit, autrement dit sans jamais critiquer. J’essaie ainsi seulement des hypothèses d’images. J’essaie des hypothèses d’images afin de voir ce que cela donne. J’essaie des hypothèses d’images afin de voir, d’entendre, d’humer, de toucher et de goûter ce que cela donne. Le jeu de l’écriture serait plutôt ainsi d’utiliser les ressemblances, d’utiliser les ressemblances de manière excessive, dépensière, somptueuse et somptuaire, d’exalter les ressemblances sans les hiérarchiser, d’exalter les ressemblances de manière anarchique et par cette exaltation de les épuiser et parfois même de les détruire (comme l’enfant détruit parfois un jouet à force même de jouer avec). 

 

 

Sans doute sont-ce les répétitions et reprises du vocabulaire qui assurent à l'ensemble une densité de trame et de réseau parfaitement tenu et cohérent, qui font également, de ces mots, un monde. Car bien que cherchant l'écart maximal que le procès de l'image fait subir au langage et au monde, le retour des mêmes motifs, des mêmes obsessions, compense l'effet de divergence induit par la succession des images sans foi ni loi. 

 

J’ai le sentiment que tu révèles là un aspect important de mon écriture. La répétition apparait à la fois comme une forme de la pulsion et comme une forme de l’équilibre. J’ai le sentiment que le problème de mon écriture est beaucoup plus celui de l’équilibre que celui de la liberté. Comment rester en équilibre, comment rester en équilibre à l’intérieur même de la démence, comment parvenir à équilibrer la démence. (C’était déjà tu le sais le titre de mon texte à propos de Michaux.) Le paradoxe de mon écriture c‘est que c’est par la répétition que je parviens à donner une forme malgré tout précise à l’anarchie de mes sensations. Je préfère commencer chaque phrase par un même mot, un mot fixe, afin de ne pas perdre mon instinct parmi le magma de mes sensations. Si je n’utilisais pas la répétition, mon écriture serait folle (la folie du sans foi ni loi dont tu parles). La répétition c’est précisément le miracle de ce qui parvient à tenir debout en dehors de la foi et de la loi « S’il y a de la répétition, elle est de l’ordre du miracle plutôt que de la loi. » disait Deleuze, je dirais plutôt que la répétition invente le miracle d’un équilibre en deçà de l’ordre et du désordre. Par la répétition je rature à blanc la certitude de chaque phrase et mon écriture apparait ainsi seulement démente, la démence de savoir comment nuancer la certitude, de savoir comment donner à sentir le chaos de nuances de la certitude. C’est sans doute cela qui me distingue profondément de Tarkos. Pour Tarkos, la répétition est en effet l’indice même de la folie, la folie de la raison (ou encore de ce que Blanchot appelait la folie du jour). Tarkos a d’ailleurs tendance à dédaigner la métaphore, en cela son écriture serait plus strictement deleuzienne que la mienne. L’écriture de Tarkos propose une sorte de prolifération de tautologies, une sorte de prolifération de tautologies mutantes. Tarkos développe une structure de répétition effrénée sans métaphore, une structure de répétition frénétique de la tautologie. (Il me semble que cette répétition frénétique de la tautologie est celle de la folie de la raison lorsque l’homme est obligé de survivre à chaque seconde entre des murs ou encore de se déplacer exclusivement à travers les rues des villes modernes.) 

 

Mon écriture affirme à la fois la répétition et la métaphore. Et la répétition à l’intérieur de mon écriture apparait ainsi comme un piédestal, le piédestal où parvenir à faire tenir en équilibre le tournoiement de démence de la métaphore. Ton écriture elle essaie plutôt de trouver le lieu de rencontre de la métaphore et de la tautologie sans s’attarder au problème de la répétition. Et cela peut-être parce que le problème de la pulsion et de la force de l’écriture ne t’intéresse pas. Ce qui te plaît ce serait plutôt son pouvoir et son égard, le pouvoir de son égard. Par cet égard tu t’approches certes de l’égarement et de l’aberration, cependant cet égard de l’égarement parvient toujours à tenir subtilement à distance à la fois la folie, la folie de la raison et la démence, la démence de la déraison. 

 

 

Wolowiec ne craint pas d'utiliser des mots-outils comme des catégories à part entière du monde : le « déjà », l'« encore », l'« ainsi », l'« à » sont des réalités au même titre que le sang ou que le pain d'épices. Une préposition a autant d'existence qu'une chose. 

 

Oui, j’aime beaucoup ce que tu dis là. Je me demande d’ailleurs si cette manière de donner ainsi à sentir les outils de la grammaire (conjonctions, prépositions et adverbes) comme des choses ne serait pas une attitude qui viendrait de Mallarmé. Ces outils de la grammaire sont presque toujours en relation avec le temps et l’espace. Ces outils de la grammaire seraient ainsi des choses de temps et des choses d’espace, ou encore de façon presque kantienne (quantique kantienne) des choses comme des structures du savoir même, comme si le savoir du temps et de l’espace se chosifiait à l’intérieur des outils de la grammaire. 

 

Je remarque aussi que tu as parfois rusé en utilisant le mot entendement pour ne pas utiliser le mot pensée. J’ai le sentiment qu’il serait simplement préférable d’utiliser à chaque fois celui d’imagination. Ce que tu dis de l’entendement, je le dirais simplement de l’imagination afin d’affirmer une fois encore mon héritage bachelardien. Évidemment je comprends pourquoi tu utilises ce mot. En effet, ce qui t’intéresse c’est précisément l’hésitation superbe, l’hésitation de splendeur entre l’entendement et l’imagination. Et puis le mot entendement est en effet plutôt évocateur, une entente y attend en filigrane, une entente c’est à dire à la fois une connivence et une écoute. Par l’entendement nous parviendrions ainsi peut être à entendre les figures du monde. L’entendement ce serait aussi qui sait l’entente même de la démence. (Il serait à ce propos intéressant de faire l’inventaire des philosophes qui emploient cette notion.) 

 

J’ai aussi regardé la définition de prolixe dans le dictionnaire (non loin de prolifique et de prolétaire). « Qui emploie ou contient un trop grand nombre de mots. Orateur, style prolixe.  Synonyme, verbeux, du latin prolixus « allongé ». Prolixité, défaut de ce qui est prolixe. » 

 

Selon la définition du dictionnaire c’est donc exclusivement un défaut. Ce qui est intéressant aussi c’est la proximité avec l’allongement. Ecrire de manière prolixe ce serait écrire en allongeant, écrire en allongeant le langage. Il serait alors intéressant de proposer une typologie des styles selon leurs postures : le style assis, le style debout, le style à genoux, le style allongé, le style accroupi. Tu le sais Barthes évoquait à propos de Char une manière d’écrire avec des mots debout. « La densité du mot s’élève hors d’un enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme « une fureur et un mystère ». (…) Ce discours debout est un discours plein de terreur, c’est-à-dire qu’il met l’homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de la Nature : le ciel, l’enfance, la folie, la matière… » J’ai le sentiment que j’essaie plutôt d’inventer une forme étrange d’écriture à la fois debout et allongée, une forme d’écriture qui essaie de tenir debout à l’intérieur de l’allongement et aussi à l’inverse d’apparaitre allongée à l’intérieur du surgissement debout. Ou pour le dire plus simplement j’écris comme je projette des mots debout à l’intérieur d’une forme de phrase allongée.  

 

 

Par les effets cumulés d'une litanie et d'un délitement, d'une procession et d'une explosion, 

 

Oui, en effet et ce qui reste malgré tout intact quand la litanie et le délitement s’entassent, c’est le lit, la rivière du lit, la rivière de sang du lit, la rivière de ravissement du lit. Il y a ainsi à l’intérieur de mon écriture la tentation de transformer la page du livre en lit, en lit de feu, en lit de l’aisance du feu, en lit de l’aisance injustifiée du feu, en lit de la procession explosive du feu, en lit de la suite de déflagrations du feu c’est-à-dire en lit de lave de l’âme.

 

 

Lorsque l'écriture du poète s'empare d'une chose, il en fait ce qu'il veut, mais la chose y est encore. Il y a bien une ressemblance qui reste dans les images de Wolowiec, une ressemblance à l'état de trace, de mémoire ou de moteur secret. La chaise a encore un pied dans la chaise, si je puis dire, même si elle a les trois autres ailleurs, et qu'elle les a dans les bonds qu'elle fait pour s'en aller tout à fait loin, dans un feu d'artifices de métamorphoses. 

 

Oui, et merci de dire cela, c’est en effet extrêmement important. J’utilise en effet chaque chose comme un trampoline, comme un trampoline de l’imagination. Ainsi chaque chose donne à sentir une manière particulière de plonger et de rebondir (c’est par là que s’affirme l’influence du football à l’intérieur de mon écriture). Chaque chose apparait comme un ballon particulier. Chaque chose apparait comme un ballon d’une forme et d’une matière unique, un ballon d’une forme et d’une matière incomparable, je veux dire incomparable par l’exaltation d’épuisement des métaphores mêmes.

 

 

La chaise, la table aussi bien que le papier ne cessent alors de s'écarteler de l'intérieur, de se déployer, sous l'écriture du poète, entre le plus concret et le plus abstrait, entre le physique et le mental, la matière et le grammatical 

 

Oui, j’écris par écartèlement. Et cet écartèlement a évidemment un aspect sexuel. J’écartèle les choses afin de pénétrer les choses, afin de pénétrer les choses de manière à la fois matérielle et abstraite. J’écris par écartèlement c’est-à-dire à la fois comme je brise le pain et comme je pénètre la femme et aussi comme je pénètre le pain et comme je brise la femme. J’écris par écartèlement c’est-à-dire à la fois comme je pénètre la brisure du pain et comme je brise la pénétration de la femme à coups de choses, à coups de ballons de choses, à ballons de choses que veux-tu. 

 

 

Il y a sous cette esthétique radicale de l'imagination un éthos qui est un éthos de l'acquiescement (À oui est le grand livre de l'acquiescement). 

 

Il reste malgré tout préférable de distinguer entre l’acquiescement et le don à oui, entre le geste de dire oui et le geste de déclarer à oui. Le geste de dire oui c’est en effet un acquiescement au monde, celui souverain de Nietzsche par exemple. Le geste de donner le monde à oui, de déclarer le monde à oui, c’est plutôt le geste de répondre au monde par la pulsion de projeter le monde jusqu’à oui. C’est ainsi plutôt une manière d’essayer de transformer la présence du monde en présence du oui. 

 

A propos de ce problème de l’acquiescement, j’avais déjà répondu ceci à Ivar, je ne sais pas si tu t’en souviens. 

 

A Oui apparait plutôt comme une tentative de s’extraire à la fois de la négation et de l’acquiescement. A Oui apparait plutôt comme un essai de projection à l’intérieur du oui, comme un essai de projection à l’intérieur de l’écran de couleur du oui.

 

 

J’ai eu pour la première fois l’intuition du A Oui quand je lisais Ulysse Gramophone de Jacques Derrida. Dans ce livre Derrida développe l’idée d’une réitération du oui. Pour Derrida le oui est originaire mais il doit cependant être archivé, attesté à travers sa réitération même. Selon Derrida, le oui s’archive en tant que trace de lui-même à travers sa réitération. Pour Derrida, le oui est un acquiescement à la loi, un acquiescement à la loi de l’autre, un acquiescement à la transcendance de l’autre (Derrida est alors très proche de la pensée de Levinas). Pour Derrida, le oui se réitère donc pour préserver la mémoire de l’adresse à l’autre, la mémoire de la responsabilité envers l’autre. Derrida propose aussi dans son livre une idée passionnante, celle du oui-rire. Selon Derrida, cette transmutation du dire en rire par l’insistance même du oui, c’est l’invention essentielle de Joyce. (Il y a une description assez exhaustive (même si elle est parfois discutable) de ces questions sur le site internet intitulé Derridex. En voici quelques phrases.)

 

 

Un "dire oui à la loi" précède originellement la loi 

 

Un "oui" primaire, incompréhensible et ineffaçable, marque avant la langue et dans la langue qu'il y a de l'adresse à l'autre 

 

Le mot "oui" a toujours la forme, le sens et la fonction d'une réponse; cette réponse a parfois, peut-être, la portée d'un engagement originaire et inconditionnel 

 

"Oui" est la condition transcendantale de tout performatif, de toute écriture, promesse, serment, engagement, qui en appelle au "oui" de l'autre et s'envoie, à soi-même, un "oui" 

 

La signature requiert un "oui" plus vieux que le savoir, un oui qui, derrière chaque mot et même sans mot, confirme le gage d'une marque laissée 

 

Le "oui" de l'affirmation ressemble à un acte de langage performatif : il ne décrit ni ne constate rien, il engage en répondant, jusqu'au point où il est débordé par ce qui vient 

 

Une alliance est scellée par un "Oui, oui" qui garde, en secret, une mémoire endeuillée où vient l'autre 

 

En disant "Oui", je m'engage et je signe, je réponds à l'interpellation d'un autre en lequel je crois 

 

"Oui oui"; tout discours est entre deux "oui", celui qui s'adresse à l'autre pour lui demander de dire oui, et le oui d'un autre, déjà impliqué dans le premier "oui" 

 

Dans l'Ulysse de Joyce, ce qui fait rire est l'ouverture du cercle qui renvoie de soi à soi : le "oui" affirmé/appelé implique un autre "oui" au-delà du "oui", un "oui-rire" 

 

 

Ainsi selon Derrida, le oui n’est jamais unique. (Si le oui était unique il y aurait une présence du oui, et l’obsession théorique de Derrida c’est justement de prétendre qu’il n’y a jamais de présence.) Pour Derrida, dire oui c’est adresser le langage à l’autre et s’engager à travers cette adresse du langage à l’autre. Malgré tout ce que j’essaie plutôt d’affirmer par le don à oui, c’est une forme d’adresse qui n’est pas une adresse à une altérité. Le don à oui n’est adressé ni à un je ni à un autre. C’est pourquoi le don à oui apparait comme un geste sans responsabilité et sans engagement. Le don à oui apparait comme un geste d’innocence irresponsable, le geste d’innocence irresponsable du destin, le geste de terreur insouciante comme d’insouciance terrible du destin. 

 

 

 

 

Post-scriptum.

 

 

 

L’image de la chaise-cage est en effet une reprise d’un extrait du livre d’Eric, Au Plafond. 

 

(…)  

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

Merci pour toutes ces précisions. Il y a encore des choses que je ne comprends pas chez toi, parce qu'elles échappent à ma propre conception du monde. Par exemple : qu'il n'y ait pas de "tout du monde", pour toi, ou que tu insistes plus sur la finitude que sur l'infini ou l'infinité des choses.

 

Par contre, à force d'explications (et dans ta réponse ici encore) je crois que je commence enfin à comprendre l'à oui, la notion d'à oui. "Donner à oui", "déclarer le monde à oui", dis-tu. Comme si c'était là une locution. Comme quand on dit "tirer à blanc", "être à tu et à toi", "tirer à hue et à dia", etc. Être à oui, ce serait donc une attitude d'acquiescement général avec les choses et en même temps d'expérimentation avec elles. Être à oui avec les choses, ce serait être dans un rapport de proximité et de prolifération avec les choses. Être à oui, c'est être dans une relation d'approbation et de jeu avec les choses. Être à oui, ce n'est pas tout à fait acquiescer : c'est acquiescer pour voir, c'est consentir à blanc, c'est convenir à hue et à dia, c'est accepter les choses à couteaux tirés, c'est recevoir le monde à tu et à toi.

 

C'est une belle ouverture pour moi, une dimension nouvelle à la pensée ou à l'entendement que cette notion d'à oui. Aussi je te remercie, sans solennité excessive, d'avoir inventé l'à oui !

 

(…)

 

Amitié,

 

Laurent