si tu as l'occasion de feuilleter en librairie ou ailleurs le dernier n° d'Europe, j'y consacre un article à Bergounioux, puisque je crois tu t'interrogeais sur cet auteur et sur mon intérêt pour lui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

 

Autour de Pierre Bergounioux, l’Anachronique. 

 

 

 

A propos de la forme anachronique du temps, j’avais déjà écrit ces phrases.

 

 

Imaginer la forme du temps comme celle du jeu de go. Les instants ainsi s’assembleraient, se juxtaposeraient, s’agglutineraient et même s’amalgameraient en une nuée de points contigus, en une nébuleuse de points contigus, une constellation de points contigus. Malgré tout les instants ne se succéderaient pas sur une même ligne ou un même cercle, les instant se juxtaposeraient et s’associeraient selon une forme de contiguïté à la fois aléatoire et aussi intuitive ou symbolique. Un instant de janvier 1978 serait ainsi contigu à un instant de novembre 1990, un instant de juin 1985 serait ainsi contigus à un instant d’octobre 2002... 

 

 

« Ce temps anachronique, paradoxal, ce sera par exemple la contradiction vécue, éprouvée que l’enfance et la vétusté se vivent, coexistent bizarrement entre les murs de grès de l’hôtel Labenche. »  

 

Cette coïncidence de l’enfance et de la vétusté, j’en ai eu aussi l’expérience intense. Tu le sais, j’ai en effet évolué enfant parmi les vieilles pierres du Prieuré. Ou pour le dire de manière plus abrupte encore, j’ai évolué enfant à l’intérieur de l’époque des monastères cisterciens. Et puis il y avait aussi les innombrables meubles anciens qui m’entouraient, ceux du magasin d’antiquités de mon père. Il y aurait ainsi une forme d’antiquité de l’enfance. Comme l’aurait dit Alexandre Vialatte, l’enfance remonte à la plus haute antiquité. Ou comme le dirait Eric, il y a une préhistoire de l’enfance. L’enfance c’est toujours l’âge de la préhistoire c’est à dire l’âge où chacun essaie d’inventer des aéroplanes de silex. 

 

 

« cette sensibilité extrême de l’humeur intérieure aux détermination extérieures (économiques, géographiques et jusqu’à géologiques)… » 

 

Je comprends aussi très bien ce sentiment. Et j’ai aujourd’hui l’impression extrêmement nette de l’impact quasi météorologique de l’enfance sur le reste de notre existence. Une des chances de mon existence c’est d’avoir eu une enfance à la fois cohérente et composite, une enfance où coïncidaient différents styles de vie : ceux du sport (le football), de l’art (la maison, les meubles anciens) et aussi de l’artisanat (les travaux de maçonnerie et de jardinage de mon père et aussi les travaux des artisans qui venaient chez nous pour aménager la maison (plombiers, menuisiers, charpentiers, couvreurs). J’ai ainsi vécu l’intégralité de mon enfance à l’intérieur d’un immense chantier, d’un immense chantier de construction. Et ce que je ressentais ainsi à chaque instant, c’était le chant du chantier, le chant prodigieux du chantier, le chant prodigieux du chantier de construction. A l’intérieur de ce chantier de construction mon père essayait d’harmoniser au présent, au présent de sa propre existence, différentes âges architecturaux du passé, celui de l’époque à la fois cistercienne et gothique de la chapelle, celui de l’époque renaissance du magasin d’antiquités et celui de l’époque du XVIIème siècle de notre maison d’habitation. Ainsi ce que j’ai senti avec une extrême intensité quand j’étais enfant, c’est la présence de l’espace comme une composition du temps, c’est la présence de l’espace comme une composition des âges du temps, comme une composition des âges distincts du temps. Et ce problème de la composition des âges du temps je l’ai retrouvé ensuite à ma manière à l’intérieur de l’écriture. (Voir A propos de la Composition de A Oui.)  

 

 

Enfant j’évoluais ainsi à chaque instant parmi les tas de sable et les tas de pierres. Je ressentais ainsi à chaque instant le poids de la matière. Je voyais par exemple presque chaque jour les incroyables efforts musculaires de ceux qui travaillaient pour transporter ce sable et ces pierres. Et ce que je ressentais aussi c’était la nécessité des coups, la nécessité du geste de frapper, du geste de cogner pour parvenir à donner une forme à ces pierres (coups de marteaux, coups de scie, coups de grattoir ou encore coups de burin). Enfin après avoir donné une forme précise à ces pierres par le geste de leur donner des coups, après le geste d’avoir donné des coups de formes aux pierres, il y avait ensuite aussi la nécessité de trouver l’espace de leur équilibre, de trouver l’espace de leur équilibre par le geste cette fois de superposer et d’ajointer les pierres. Et aussi partout à chaque instant de mon enfance, de la poussière, des nuages de poussière, des nuages de poussière comme un drap, un drap d’asphyxie, un gigantesque drap d’asphyxie, un gigantesque drap d’asthme qui enveloppait ces formes, ces coups, ces formes de coups. 

 

 

(…)  

 

 

Post-scriptum. 

 

En marge de l’entretien de Bergounioux où il évoque les outils, je t’envoie aussi ci-joint le texte Quelques Evidences Oubliées à propos de l’Utilisation des Choses (extrait des Conversations avec Eric). 

 

 

 

 

 

 

Quelques Evidences Oubliées à propos de l’Utilisation des Choses. 

 

 

 

Assis seul un soir à l’intérieur de la cuisine aux Alleuds, je pense soudain à la multitude des choses qui m’entourent. A cet instant, ce qui existe ce n’est pas seulement ma propre existence, mon existence avec ses sensations, ses sentiments ou ses pensées déjà entrelacées de manière complexe, ce qui existe c’est mon existence parmi la multitude des choses, choses qui ont été fabriquées par d’autres hommes. Ainsi chaque chose à proximité, la nappe sur laquelle ma main reste posée, le banc sur lequel je me tiens assis ou encore le buffet qui se trouve face à moi ont été fabriquées par des hommes qui avaient évidemment des sensations, des sentiments et des pensées à l’instant où ils élaboraient ces choses.

 

 

Cette table sur laquelle je me tiens chaque jour accoudé, je ne saurais jamais à quoi pensait, à quoi rêvait, ce que désirait l’homme qui l’a fabriquée pendant qu’il la fabriquait. Et celui qui a élaboré ces carreaux d’argile du sol, était-il triste, ennuyé, en colère ou serein quand il les façonnait ? Et encore de quelle forêt, de quelle carrière, le bois du plafond et les pierres des murs ont-ils été extraits, où et quand, je ne le sais et je ne le saurais jamais. Où, quand et par qui a été construit mon espace quotidien le plus intime, celui où l’ombre de mes sentiments s’incruste à chaque instant, je ne le saurai jamais. 

 

 

Des objets qui nous entourent émanent ainsi des aspects humains, des impressions humaines qui restent cependant indéterminés. Appartenir à l’espèce humaine, ce serait ainsi être entouré à chaque instant de résidus d’hommes, de restes d’hommes qui émanent des choses. Appartenir à l’espèce humaine ce serait apparaitre à chaque instant entouré de sentiments et de pensées d’hommes qui restent pourtant innommables et inconnus. 

 

 

Ainsi je suis seul à l’intérieur de cette pièce et pourtant cette pièce est aussi saturée par une foule de fantômes, une foule de fantômes humains. C’est comme si à l’intérieur de chaque chose il avait un œil humain qui me regardait, un cerveau humain qui me parlait et parfois même une main humaine qui me touchait ou plutôt la forme d’un œil humain disparu, la forme d’un cerveau humain disparu, la forme d’une main humaine disparue. (…) 

 

 

Sur le banc de monastère où je me tiens assis par exemple, des religieux et des religieuses ont évidemment prié et dans le buffet qui me fait face d’autres familles ont rangé leur vaisselle. Je me souviens que mon père, il y a presque 30 ans me parlait souvent de cela quand nous disposions ensemble au magasin des meubles et des objets qu’il venait d’acheter. A l’époque cela me semblait une idée banale et même un stéréotype. C’est seulement maintenant parce que je suis plus vieux que ce stéréotype devient intense. Ce serait peut-être d’ailleurs cela vieillir, ressentir l’intensité d’un stéréotype, c’est-à-dire comprendre que ce que nous pensions être un stéréotype insignifiant serait plutôt un archétype profond. 

 

 

Nous évoluons ainsi presque toujours parmi une ambiance humaine, parmi un environnement mental humain et il est extrêmement rare que nous parvenions à nous en extraire ne serait-ce qu’un instant. Nous évoluons parmi l’ambiance du nous humain, parmi l’ambiance du il y a quelqu’un, parmi l’ambiance du il y a quelqu’un en tant que nous humain. Parfois cet il y a quelqu’un du nous humain est celui des structures sociales, des structures de signes sociaux, parfois cet il y a quelqu’un du nous humain apparait comme celui des formes de la civilisation. 

 

 

 

Ce qui m’étonne aussi à cet instant à l’intérieur de la cuisine. C’est que presque tous ces objets que j’utilise, je serais incapable de les fabriquer. La table devant laquelle je me tiens assis, je serais incapable de la construire. Le couteau, la fourchette et la cuillère que j’utilise pour manger, je serais incapable de les forger. Et plus étrangement encore, j’écris chaque jour sur d’innombrables pages sans savoir comment fabriquer du papier. Je suis soudain sidéré par le décalage gigantesque entre l’insistance prodigieuse des choses que j’utilise et mon inaptitude quasi intégrale à élaborer moi-même ces choses. Et je sais que cette situation est aussi celle de la très grande majorité des hommes. L’utilisation des choses est transmise à l’homme sans que le savoir de la fabrication des choses ne lui soit jamais accordé. 

 

 

Ce qui me sidère ainsi soudain c’est à quel point le savoir de la fabrication des choses est diffracté. Tous les hommes mangent du pain et pourtant seul le boulanger sait comment pétrir le pain. Tous les hommes se tiennent assis à une table et pourtant seul le menuisier sait comment construire une table. Nous utilisons tous l’électricité et pourtant seuls les électro-physiciens savent comment les flux électriques sont émis, transmis et reçus. Il y a ainsi quelque chose de presque absurde dans la vie quotidienne des hommes. C’est comme si la plupart des actes de notre vie quotidienne ne s’accomplissaient que par magie, la magie de notre ignorance même.  

 

 

Ce savoir particulier du boulanger, de l’ébéniste ou de l’électro-physicien est d’ailleurs bizarrement comparable au savoir particulier de celui qui écrit. En effet seuls ceux qui écrivent parviennent à évaluer avec précision les effets du langage, alors que les autres hommes à l’inverse en sont le plus souvent incapables. Celui qui écrit apparait ainsi comme un artisan parmi d’autres, un artisan du langage, un artisan des effets du langage. C’est pourquoi d’ailleurs ceux qui écrivent ne doivent ni s’attrister ni se moquer de l’inaptitude des autres hommes à lire et à écrire. Quelqu’un comme P. Sollers remarque par exemple que la plupart des hommes ne savent pas lire et ayant constaté cela il a tendance à se considérer comme une sorte d’élu parce que lui il le sait. Cette vanité arrogante du lettré a un aspect stupide. Que dirions-nous en effet d’un boulanger qui regarderait les autres hommes de façon dédaigneuse parce qu’ils ne savent pas pétrir le pain ? 

 

 

Il y a ainsi une énorme puissance de non-savoir qui nous entoure à chaque instant. Et je suis de plus en plus stupéfait de la profondeur de cette ignorance humaine. 

 

 

« Nous avons au fond, des moyens intellectuels limités : on ne sait pas où on va ni d’où nous venons. Nous passons notre temps à étaler notre savoir mais il faut faire le rapport entre ce savoir et notre ignorance, qui est colossale. Abyssale. Ce qui nous rend égaux, c’est que notre ignorance est infiniment plus grande que notre savoir. Il y a match nul entre le plus intelligent, le plus doué, le plus cultivé d’entre nous et le plus bête face à l’ignorance. Face à ce qu’ils ignorent tous les deux, oui, il y a match nul. Nous sommes égaux dans l’impuissance. (…) Je vois tous les hommes égaux en raison même de leur ignorance fondamentale. En d’autres termes, ce qui pour moi, définit l’homme, c’est son ignorance. Personne n’est capable de répondre aux vraies questions, aux questions fortes. (…) Notre ignorance est une vraie clef de lecture de ce que nous sommes. C’est l’une des clefs les plus indiscutables que je connaisse. » Olivier de Kersauson, Le Monde Comme il me Parle.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Cher Boris,

 

bon je fais une réponse courte (et trop tardive) et déjà je culpabilise tant tes courriels (…) mériteraient qu'on y réponde un peu sérieusement.

 

Pas grand chose à dire en fait à propos de tout cela. Sur les lieux et les temps qui échangent leur qualité de vétusté et d'enfance, tu as tout dit et Bergounioux a tout dit aussi. Je fais ma résidence au Chalet Mauriac en ce moment, et il y a là, dans cette maison où François Mauriac a passé une partie de son enfance (pendant les vacances), quelque chose comme un anachronisme vivant : escaliers craquants, boiseries, faïence, moulures au plafond, mais mobilier moderne, ordinateurs, parc arboré qui n'a rien de vétuste puisque la végétation est on ne peut plus contemporaine et actuelle, si bien que finalement la présence de Mauriac est ici assez discrète, son fantôme est très évaporé.

 

Bref, je suis bien ici à lire et écrire. Je relis Pessoa.

 

(…)

 

Bien amicalement à toi,

 

Laurent 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lecture 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

Reste sans inquiétude, une réponse n’est jamais une obligation, cela ressemble plutôt à une impulsion heureuse. Et je suis à ce propos intégralement certain que la culpabilité n’est pas ton divertissement préféré. C’est sans doute que l’influence du fantôme de Mauriac est plus active que tu ne le penses. 

 

 

Tu évolues en effet à l’évidence en dehors des tourments idiots de la culpabilité. Je te l’ai déjà dit, tu donnes l’impression d’exister à l’intérieur du monde à la manière d’une fleur. La vulgarité des hommes ne semble pas t’atteindre. Et tu parviens même parfois avec un air d’indifférence rêveuse à trouver à cette vulgarité une sorte de charme. Je me souviens par exemple qu’une fois à Angers alors que nous passions devant un bar d’où sortait un air disco horrible de Boney M, tu m’avais dit doucement. « Ça me plaisait assez Boney M à l’époque. » Et puis ensuite, tu étais tranquillement retourné à tes orchidées, à tes admirables orchidées mentales. 

 

(…) 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris, 

 

 

(…) 

 

 

Sinon, c'est amusant que tu me parles de mon attitude de fleur (!), parce que la fleur est justement l'un des thèmes ou objets du poème long auquel je travaille ici au Chalet Mauriac. (En fait de poème long, il s'agit plutôt d'une suite d'interrogations aphoristiques.)

 

Boney M, tu sais, je ne trouve pas ça horrible, encore aujourd'hui, il y a certains de leurs tubes qui s'écoutent très bien !

(…)  

 

Je lis un peu de Mauriac (Mémoires intérieurs), circonstances oblige. Son côté chrétien est très agaçant et incompréhensible pour un athée comme moi mais certaines choses sont assez belles sous sa plume (par exemple l'attachement au pays qui toujours m'émeut, comme chez Bergounioux). 

Voilà, bon été à toi. Je vais voir Stéphane Mirambeau demain chez lui à Nérac et j'en saurai un peu plus sans doute sur la sortie de Gestes en septembre ou non. J'ai hâte maintenant de voir ton livre et le Jacqmin réalisés.

 

Amitiés,

 

Laurent