Marges d’une Conversation Angevine

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

Il y a pour toi quelque chose comme une violence flottante de l’espace, un flottement de violence de l’espace, un suspens de violence de l’espace, flottement de violence qui serait celle du feu - ta formule superbe à propos de la hache flottante du feu. L’espace apparait pour toi comme une épée de Damoclès, comme une épée de paix de Damoclès. Ou bien encore l’espace apparait pour toi comme un pont d’épées.

 

Un pont souterrain disais-tu aussi. L’espace apparait comme un pont souterrain, comme un pont souterrain d’épées, comme un pont souterrain d’épées en suspens. L’espace apparait à la fois comme un pont souterrain et un puits aérien, un pont souterrain et un puits aérien que le suspens de l’épée parvient à relier et parfois même à faire coïncider.

 

La forme de ton indifférence ce serait de nager à l’intérieur du feu. La douce indifférence de ton stoïcisme ce serait le geste de nager à l’intérieur du feu, le geste de nager parmi les haches flottantes du feu.

 

 

Dans son Abécédaire Deleuze indique que pour Platon l’idée est identique à la chose qui n’est que chose, la chose qui n’est rien d’autre que ce qu’elle est. Selon cette définition de l’idée comme chose qui n’est qu’elle-même, ta vision de la tautologie aurait alors un aspect platonicien. C’est pourquoi d’ailleurs ta revendication de la tautologie est souvent aussi une revendication de l’essence. Pour toi la tautologie révèle l’essence de la chose. Le paradoxe de ton écriture c’est que tu es une sorte de pongien platonicien ou pour le dire autrement un étrange matérialiste essentialiste. C’est bizarre mais ce mélange matière-essence était aussi sans aucun doute celui des alchimistes.

 

Dans son Abécédaire Deleuze indique aussi que la question du croire ou ne pas croire en Dieu est une question insignifiante et stupide. Pour Deleuze ce qui apparait beaucoup plus important c’est de savoir à quel problème est relié Dieu. Deleuze propose alors différents exemples. Dieu relié au problème du jugement, du jugement après la mort. Croire en Dieu c’est croire qu’il y a un jugement après la mort. Ou encore Dieu relié au problème du pari (Pascal). Croire en Dieu c’est parier sur Dieu. Et le problème est alors de savoir si l’existence de celui qui parie est plus heureuse que celle de celui qui ne parie pas. Il me semble que pour toi Dieu est relié au problème de l’identité. Je suis celui qui est. Je suis celui qui suis. Je suis qui je suis. (Selon la formule que tu préfères). Pour Deleuze, Dieu est le garant même de l’identité. Deleuze a par exemple mis en exergue cette relation de l’identité et de Dieu dans Logique du Sens. « L’ordre de Dieu comprend tous ces éléments : l’identité de Dieu comme dernier fondement, l’identité du monde comme milieu ambiant, l’identité de la personne comme instance bien fondée, l’identité du corps comme base, enfin l’identité du langage comme puissance de désigner tout le reste. (…) Klossowski insiste sur ceci : que Dieu est le seul garant de l’identité du moi, et de sa base substantielle, l’intégrité du corps. On ne conserve pas le moi sans garder aussi Dieu. La mort de Dieu signifie essentiellement, entraine essentiellement la dissolution du moi : le tombeau de Dieu c’est aussi la tombe du moi. Et peut-être le dilemme trouve-t-il alors son expression la plus aigüe : l’identité du moi renvoie toujours à l’identité de quelque chose hors de nous. Or, « si c’est Dieu, notre identité est pure grâce, si c’est le monde ambiant où tout commence et finit par la désignation, notre identité n’est que pure plaisanterie grammaticale. » (Klossowski)

 

S’il n’y a pas de Dieu alors l’identité disparait aussi et ce qui apparait c’est le monde comme chaos, comme chaos sans identité, c’est à dire à la fois un monde sans unité et un monde où chaque chose surgit sans identité, monde qui donne à sentir l’anarchie des métamorphoses. Eh bien c’est précisément ainsi que j’ai la sensation du monde. Le monde apparait comme un chaos de formes, un chaos de formes en mutation, un chaos de formes qui se métamorphosent à chaque instant à des rythmes extrêmement divers. Et le problème qui survient ainsi ce n’est plus celui de l’unité de l’univers et de l’identité des objets, c’est plutôt le problème de l’équilibre, celui de l’équilibre des choses à l’intérieur du monde, ou plutôt pour le dire de manière plus précise, celui à la fois de l’équilibre du monde et de l’équilibre des choses à l’intérieur du monde. Le problème c’est alors de savoir comment le monde tient malgré tout debout, debout à l’intérieur de sa chute. Le problème apparait alors de savoir par quel miracle, par quel miracle sans Dieu, par quel miracle athée le monde tient malgré tout en équilibre.

 

Ce que j’essaie c’est d’inventer une forme d’affirmation particulière, une forme d’affirmation non péremptoire, une forme d’affirmation enthousiaste en dehors du péremptoire autrement dit en dehors de la loi du père, en dehors de l’identité de Dieu. J’essaie ainsi d’inventer une forme d’affirmation absolue qui n’est ni celle du père (Dieu) ni celle du fils (le Christ) c’est-à-dire une forme d’affirmation monstrueuse. Je n’écris pas des maximes ou des sentences péremptoires. J’essaie précisément d’inventer un magma de phrases affirmatives qui se raturent malgré tout les unes les autres. De même que Ponge a essayé de donner à lire des brouillons de poèmes, j’essaie d’inventer un bouillonnement projectile d’aphorismes, une ébullition à la fois projectile et animale d’aphorismes.

 

 

J’ai retrouvé cette phrase étrange à l’intérieur du Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche.

 

« Ce fut le corps qui de la Terre prit désespoir,- qui entendit le ventre de l’être lui parler. (…) Et à l’homme jamais ne parle le ventre de l’être, sinon à titre d’homme. »

 

Ce que Nietzche nomme le ventre de l’être, c’est ce que j’ai nommé l’espèce de l’être à l’intérieur de A Oui. L’espèce de l’être ce serait disons ce qui est engendré et se reproduit à travers le ventre de l’être. Ce qui est intéressant c’est que pour Nietzche ce ventre de l’être est en relation non seulement avec l’homme mais plus encore avec le titre d’homme. Pour Nietzche le ventre de l’être n’est pas ce qui nomme l’homme c’est plus encore ce qui titre l’homme. 

 

Je n’ai pas ce sentiment. J’ai plutôt le sentiment que l’homme est sans titre, que l’espèce de l’être est ce qui anéantit le titre. L’espèce de l’être a un nom : l’homme, cependant l’espèce de l’être n’a pas de titre. La niaiserie de l’homme, la stupidité de l’espèce humaine c’est justement son désir d’anéantir le titre, que ce soit le titre du Christ ou le titre des œuvres.

 

Ce qui a un titre ce n’est pas l’homme c’est le monstre. Le monstre se tait à l’intérieur du crâne de l’apparaitre. Le monstre a un titre à l’instant où il se tait à l’intérieur du crâne de l’apparaitre. Le monstre possède un titre à l’instant où il se tait à l’intérieur du crâne de l’apparaitre.

 

Il n’y a pas de génie humain. Ce qui apparait génial ce serait plutôt le monde, le monde qui nous entoure. Ce qui apparait génial c’est l’herbe sur laquelle nous marchons et qui malgré tout nous dévore. Ce qui apparait à chaque instant génial, ce n’est pas l’homme, c’est le monde, c’est le oui du monde, c’est l’oubli du monde, c’est le oui d’oubli du monde. Ce qui apparait à chaque instant génial c’est le oui d’oubli du monde à l’intérieur duquel nous marchons, à l’intérieur duquel nous marchons tranquilles et heureux, à l’intérieur duquel nous marchons tranquilles et heureux et qui malgré tout nous dévore.

 

 

J’ai retrouvé aussi un extrait superbe du Livre de l’Intranquillité de Pessoa.

 

« Je me souviens tout à coup qu’étant enfant, je voyais, comme je ne peux plus le voir aujourd’hui le matin se lever sur la ville. A cette époque, il ne se levait pas pour moi, mais pour la vie, car n’étant pas encore conscient, j’étais moi-même la vie. Je regardais le matin et je me sentais joyeux. Je regarde aujourd’hui le matin, je me sens joyeux et j’éprouve aussi de la tristesse. L’enfant est resté, mais il s’est tu. Je vois comme il voyait, mais en arrière de mes yeux, je me vois en train de voir. Et cela suffit pour que le soleil s’assombrisse, pour que le vert des arbres s’obscurcisse et que les fleurs se fanent avant d’éclore. »

 

Je réécrirais malgré tout cet extrait ainsi.

 

Je vois toujours aujourd’hui comme je le voyais déjà enfant le matin se lever sur la campagne. Quand j’étais enfant, le matin se levait pour ma chair, en effet parce que je n’étais pas encore conscient, ma chair apparaissait comme l’existence même. Je regardais le matin et je me sentais joyeux, et je me sentais à la fois joyeux et désespéré. Aujourd’hui l’enfant apparait toujours là et comme toujours il se tait. Je vois exactement comme il voyait, malgré tout je vois maintenant cela comme un aveugle, je vois maintenant cela comme une aura autour de ma tête, comme une aura d’aveuglement autour de ma tête, comme une auréole d’aveuglement autour de mon crâne.

 

Chaque chose de Ponge apparait comme une machine à inventer de la nuit, comme une machine à créer de la nuit. Pour Ponge, la forme de la chose c’est la forme particulière d’une nuit. Pour Ponge, la chose affirme un visage de nuit, la forme d’un visage de nuit. Pour Ponge, chaque chose élabore une forme de nuit, la forme d’un visage de nuit, la forme particulière d’un visage de nuit. 

 

 

 

 

 

                                                                                                              A Bientôt               Boris