Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

Je t’envoie quelques citations en marge de nos conversations. A méditer si ça te tente.

 

 

 

 

 

A propos de la différence entre objet et chose.

 

 

 

« La pure représentation (est) destructrice de l’art, parce qu’elle n’a pas accès à l’événement qu’est l’avènement de la chose même. Elle est toujours en retard sur sa manifestation et n’arrive en vue de l’étant, du phénomène ou de l’événement, toujours déjà révélés, qu’au moment de leur constitution-en-objet ; au moment donc où le sentir a cédé la place au percevoir. »  H. Maldiney

 

Percevoir l’objet, c’est voir le monde à travers le prisme du possible humain. Sentir la chose c’est sentir le monde en dehors de l’humanité, c’est sentir le monde par la nécessité immédiate de la solitude. Sur ce problème lire l’extraordinaire texte de Deleuze sur le Robinson de Michel Tournier dans Logique du Sens. « Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde ? Seule règne la brutale opposition du soleil et de la terre, d’une lumière insoutenable et d’un abime obscur. » G. Deleuze

 

 

 

 

 

A propos de l’emblème.

 

 

 

Dans le dictionnaire emblème se trouve entre d’emblée « du premier coup, se précipiter sur » et embobeliner « envelopper de vêtements, emmitoufler ». L’emblème serait ainsi une forme d’enveloppement d’emblée, d’enveloppement immédiat. L’emblème révèlerait l’enveloppement d’emblée de l’abstraction.

 

 

 

Embobeliner évoque aussi la bobine. L’emblème apparaitrait comme la bobine d’emblée de l’abstraction. L’emblème apparaitrait comme le bol enchaîné ou la chaine embolée de l’abstraction.

 

 

 

Le mot emblème se trouve aussi non loin d’emboitement. L’emblème serait la forme de l’emboitement d’emblée, de la mise en abime d’emblée, mise en abime d’emblée qui oscille entre l’embellie et l’embolie.

 

 

 

Etrangement Roland Barthes rapproche aussi l’emblème du gag. Il y aurait un aspect burlesque de l’emblème. « Ce qui libère la métaphore, le symbole, l’emblème de la manie poétique, ce qui en manifeste la puissance de subversion, c’est le saugrenu, cette « étourderie » que Fourier a su mettre dans ses exemples, au mépris de toute bienséance rhétorique. L’avenir logique de la métaphore serait donc le gag. » (en commentaire du film Une Nuit à l’Opéra des Marx Brothers, in Roland Barthes par Roland Barthes) 

 

 

 

A propos du gag, le philosophe G.Agamben écrit quant à lui ceci. « Le geste est par essence toujours geste de ne pas s’y retrouver dans le langage, toujours gag dans la pleine acception du terme, qui indique au sens propre ce dont on obstrue la bouche pour empêcher la parole. » « La définition du mystique selon Wittgenstein - montrer ce qu’on ne peut pas dire- est à la lettre une définition du gag. Et tout grand texte philosophique est le gag qui exhibe le langage même, l’être dans le langage même comme un gigantesque trou de mémoire, comme un incurable défaut de parole. » Giorgio Agamben

 

 

 

« L’objectivation, dans l’art, est une perversion du parti-pris des choses. Il n’est plus questions de choses, dont les images sont ouvertes, mais d’objets fermés sur soi. »     H. Maldiney

 

Reste ainsi à savoir si l’emblème ouvre comme chose ou ferme en tant qu’objet, à moins qu’il ne soit la forme d’une oscillation résolue entre l’ouverture de la chose et la fermeture de l’objet.

 

 

 

 

 

A propos de l’eau.

 

 

 

L’eau serait la matière spéculaire par excellence, et peut-être même la matière spéculaire originelle.

 

 

 

« La source est-elle le figurant de l’origine et du commencement ? Plutôt de l’origine, à cause de la ressource cachée en la source, de la réserve secrète de sa provenance, et du flux de son apparition en apparition du flux (coïncidence de l’apparaitre et du superflu de l’apparition). Un poème dit, par exemple, regardant la source : « La source gave son reflet. » « (…) avant d’aller déferler, le pur jaillir un instant se repose, formant une mare qui est comme une enfance ou un vagissement. C’est auprès d’une telle mare que Narcisse pourra se contempler : la secondarité de l’image ne peut naitre que là, près d’une source, puisqu’elle-même est toujours un écho. » J.C Bailly. A la source il y a le reflet de la source, en quoi elle abonde et se change ; qu’elle comble. Le miroir à la source coopère au sourdre, reflet originaire. Son dédoublement se doublant lui permet de se porter à son comble. »  M. Deguy 

 

 

 

 

 

A propos du pont.

 

 

 

« N’oubliez pas les ponts eux-mêmes. A l’inverse des routes et des quais, qui ordonnent en séparant, ils ont un rôle de synthèse ; ils se chargent de relier les uns aux autres les fragments épars de la vision. »  J. P Richard, Rimbaud ou la Poésie du Devenir.

 

 

 

«Mais est-ce que vous savez ce que c’est que l’amour ? L’amour est un pont vert sur un précipice bleu. Et qu’est-ce que c’est que la vie ? La vie est un pont bleu sur un précipice vert. »  W. Gombrowicz

 

 

 

« Les feux à la pluie du vent de diamants. » Rimbaud.

 

Ces feux à la pluie du vent de diamants ce serait peut-être la forme même du jaillissement de la fontaine. La fontaine propose un pont d’eau. La fontaine propose la profusion sourde de l’eau comme appel d’un pont à vide.

 

 

 

Ecrire comme poser un problème d’emblème. Ecrire comme poser le problème d’emblème du pont. Ecrire comme poser le problème d’emblème du pont à la fois au-dessus et à l’intérieur des feux à la pluie de vent de diamants.

 

 

 

 

 

A propos de l’oscillation et de la résolution.

 

 

 

« L’idéal serait bien sûr, de toujours contrôler le sinueux en le rappelant à la fidélité de son origine, au respect de son axe. L’ondulation devrait rester guidée par une rectitude, et les courbes les plus folles rattacher leurs volutes à une arête essentielle. Le mariage du droit et du sinueux qui constitue pour Baudelaire le seul équilibre vraiment satisfaisant, dans l’art comme dans la vie, il en trouve un exemple parfait dans l’image mythologique du Thyrse. »

 

« La spirale accomplit pleinement le sinueux, elle en réalise toutes les promesses et en élimine tous les dangers. Supérieure au thyrse en ce qu’au lieu de seulement juxtaposer souplesse et rigidité, elle les réunit dans le glissement d’un mouvement unique. (…) Car elle resserre, elle attire l’ondulation vers un point central et originel ; mais à partir de ce même point elle peut aussi déployer sans rupture une infinie richesse d’espace et de temps. Elle incarne l’union intime du centre et la périphérie, l’engendrement réciproque de l’un et du multiple. Elle relie un secret à une expression, réconcilie une frayeur et un langage. » J. P Richard, Profondeur de Baudelaire

 

 

 

Il y a une résolution oscillatoire du ressort. Le ressort serait une coquille enchainée ou encore une chaine encoquillée, Le ressort serait une spirale métallique semblable à une sorte de chaine vibratile du mouvement. Le ressort serait la coquille de métal du mouvement, la coquille du secret métallique du mouvement, la coquille de la sécrétion métallique du mouvement.

 

 

 

 

 

A propos de l’or secret du prénom.

 

 

 

« Métal caché, c’est également métal cachant, et cela explique pourquoi aucun trésor enterré ne peut jamais être absolument découvert. Dans l’or le plus offert comme dans l’acier le plus stérile veillent toujours une flamme interdite, la trace d’une fusion, l’empreinte d’un regard. »  J. P Richard, Profondeur de Baudelaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

A propos de la tautologie.

 

 

 

« Dire de deux choses qu’elles sont identiques est un non-sens, et dire d’une seule chose qu’elle est identique à elle-même, c’est ne rien dire du tout. »  Wittgenstein

 

« Nous ne savons pas quoi faire d’une propriété qui consiste à être identique. De quoi pourrions-nous prédiquer la propriété d’identité ? De deux objets ? Mais c’est exclu par la dualité même de ces objets. D’un seul objet ? Mais appliquer le concept d’identité à un seul objet n’en dit rien, même si nous avons peut-être l’impression, en lui attribuant cette propriété, d’en dire quelque chose de capital. Par exemple, de lui donner de quoi être lui-même, de quoi éviter de se confondre avec quelque autre objet que ce soit, comme si « être identique » pouvait se comprendre comme une vertu de solidité ou de fermeté garantissant à l’objet sa pérennité face aux vicissitudes de l’existence. »  V. Descombes, Les Embarras de l’Identité

 

 

 

« Dans la formule tautologique, est n’est pas un verbe ; le premier terme n’est pas un sujet ni le second un attribut. La tautologie ne dit pas qu’une chose est la même, mais qu’elle est elle-même. »   E. Hocquard,  Méditations Photographiques sur l’Idée Simple de Nudité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes sur Buster Keaton.

 

 

 

 

 

Buster Keaton apparait comme un visage de face dans un monde de profil. Et il essaie de faire coïncider ce visage de face et ce monde de profil avec les acrobaties de son corps, les contorsions de son corps, les contorsions acrobatiques de son corps. Le problème du cinéma de Keaton est ainsi celui de savoir comment projeter le corps à l’intérieur du temps et de l’espace de telle manière que ce corps parvienne à accomplir la conjonction, la syntaxe  presque, du visage et du monde. Ce que le burlesque de Keaton invente c’est une syntaxe du buste, une syntaxe des acrobaties du buste.

 

 

 

Le cinéma de Buster Keaton est essentiellement un art de ce que Deleuze appelle le désir machinique. Le cinéma de Keaton montre à chaque instant comment inventer des contiguïtés, des coïncidences, des connivences machiniques entre le corps et le monde. Je modifierais cependant le concept de Deleuze. Ce que le cinéma de Keaton révèle, plus encore qu’un désir machinique c’est une forme de besoin machinique. Comme chez Kafka, les problèmes de Keaton sont des problèmes de besoin : dormir, manger, se laver, habiter, marcher. Ce que montre Keaton c’est la forme souveraine des acrobaties du besoin, de la jonglerie du besoin, du funambulisme du besoin. Keaton apparait comme un étrange funambule qui s’amuse à marcher en équilibre sur le fil des flux les plus violents du monde. Keaton c’est le funambule du séisme, le funambule de l’ouragan. Keaton marche sur le fil du cyclone comme hébété de désespoir heureux.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je réponds trop vite parce que je suis décidément trop lent, trop pris :

 

- Je ne comprends toujours pas la différence entre chose et objet !

 

- Belle idée que cet "enveloppement d'emblée" de l'emblème. On pourrait le dire même de toute image (au sens visuel) : une sorte d'enveloppement dans l'aussitôt, "d'encharpement" (?) de l'instantané.

 

Très étonnante citation de Barthes. Et j'y vois une sorte d'avenir baroque et burlesque, tautologique, de la métaphore : le même qui gesticule dans le retour de la chose lors de son transport (son trope). On pourrait dire que la chose vue tautologiquement enfonce le clou, le clownesque de soi.

 

- La citation de Deguy - et celle, incisée, de Bailly - est intéressante. Avec l'eau il me semble qu'on confond toujours la matière liquide et son écoulement, et que c'est justement cela, l'eau : source et perception (ce que j'appelle l'image qui réalise l'hypostase de la sensation dans la matière rêvée). Une sorte de disponibilité profuse, aussi. Mais bon, je ne vais pas me mettre à l'eau, à méditer sur l'eau, sinon je n'en finirai pas...

 

- Le pont. La fontaine. (justement j'ai entrepris un poème sur la fontaine qui est en effet l'objet (ou la chose) capable de réunir tous ses bonds, comme une sorte de pile (de pont, et pile électrique) à ses sautes, à son jet). On en reparlera, de la fontaine.

 

- Le problème du problème. Tu serais un poète du problème au sens où tu mets l'emblème à l'avant, à la proue de la chose, au-dessus du vide, en équilibre "à oui" (?). Là où l'emblème fait retour, le problème toujours se projette, s'adresse à l'abîme. Un terme qui conviendrait bien à ton écriture peut-être, c'est celui de concaténation : une sorte d'enchaînement qui ne fait pas que se dérouler, mais qui "s'encaisse" dans la chaîne, si on peut dire, qui "s'encaisse" au sens où chaque maillon viendrait se précipiter (fondre et durcir) dans le maillon suivant. Si je suis un poète du pont, tu es un poète de la chaîne, du déchaînement de l'enchaînement, dirait-on.

 

- La spirale. Le ressort. Le ressort du ressort, son énergie, c'est qu'il fait retour sur soi à côté. Il se taraude en se loupant. Il court après sa queue. Il se perce les flancs dans le mou. Il s'aiguillonne en vain et c'est ce qui le fait monter.

 

A bientôt Boris.

 

Laurent

 

 

 

 

 

 

 

- Mais de Wittgenstein, la fameuse citation "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire", j'aurais envie de la détourner ainsi : ce dont on ne peut parler, il ne faut cesser de tenter de le dire, fût-ce en répétant inlassablement qu'on ne peut pas en parler. C'est un peu ce que fait Roger Munier me semble-t-il dans toute son œuvre.
Et l'évidence à quoi aboutit la tautologie, c'est en même temps le plus grand mystère, la source même du questionnement.

 

- Pas sûr que l'identité à soi-même soit ce renforcement de l'objet, dont parle Descombes. On peut la voir comme une remise en cause. Car le "est" de la proposition tautologique introduit bien une "crise" de l'identité. "Il suffit de parler pour parier" (c'est une publicité du PMU que j'ai lue dans un café).

 

- Je ne comprends pas le distinguo qu'essaie de faire Hocquard.

 

- Ce que tu dis à propos de Buster Keaton me fait penser à ce que je disais précédemment à ton propos sur la concaténation. "Funambule de l'ouragan", dis-tu. Et ta structure de pensée à toi, ton topos, ton problème, ce serait de réussir un "enfilement" de la déflagration, un enchaînement de la détonation.

 

A bientôt,

 

Laurent

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

Je t’envoie des bribes de réponses autour des Citations Satellites un jour prochain.

 

 

 

En attendant je t’adresse des fragments de ma conversation épistolaire avec Ivar à propos de A Oui, de Heidegger, de Tarkos et de Parant.

 

 

 

(…)

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

J’ai reçu aujourd’hui les exemplaires de Jusqu’à. Avec l’encrage un peu violent, je trouve cela impeccable. Merci beaucoup.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris