Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

Pardonne-moi de ne pas avoir répondu avant à la lettre où tu évoques ta lecture ensoleillée de A Oui. Pendant ce temps j’étais accaparé par les pinces paradoxalement émancipatrices du crabe Ch’Vavar. J’aime beaucoup son impulsivité épistolaire, sa manière de répondre presque instantanément avec un mélange de fatigue et de fureur. Il se dit toujours fatigué et pourtant il a toujours la force de dire quelquechose, ce serait une sorte de fatigué inépuisable pour reprendre l’idée de Deleuze à propos de Beckett. Correspondre avec lui a un aspect exaltant et j’ai parfois l’impression d’évoluer vivant à l’intérieur de la correspondance de Flaubert.

 

 

 

Dans ta dernière lettre à propos de A Oui, tu évoques « une énorme masse de pensée ». Je n’ai pas exactement ce sentiment. C’est étrange, ta lecture de A Oui provoque à peu près le même malentendu que la lecture accomplie par Eric Chevillard. Vous tenez l’un et l’autre aux prestiges de la pensée, c’est pourquoi vous partagez aussi la même prudence de la distinction. Je me méfie beaucoup de la pensée. La pensée a pour moi une valeur négative, j’ai le sentiment qu’elle n’est le plus souvent qu’un acte exclusif du cerveau. Ou alors il faudrait parler des cinq niveaux différents de la pensée comme Malcolm de Chazal dans La Vie Filtrée. Les phrases de A Oui se trouveraient alors entre le troisième et le quatrième niveau. Le cinquième niveau me semble inaccessible et je ne suis d’ailleurs pas certain que de Chazal lui-même l’atteigne. Ce qui me plairait ce serait une forme de pensée comparable à un geste intégral de la chair. Pour ce geste il n’y a pas de mot ; réflexion est trop miroitant et spéculaire, esprit trop spectral et moqueur, conception trop philosophique et sexuel, intelligence trop vicieux et diabolique, compréhension trop appropriant et sympathique, méditation trop médical et médiumnique, considération trop éthéré et stellaire, c’est pourquoi je préfère utiliser le simple mot d’imagination. La pensée serait donc ce qui est toujours en trop, c’est-à-dire l’inverse exact de La Nausée selon Sartre. Pour Sartre la matière est en trop pour la conscience. J’ai le sentiment que la pensée est en trop pour la présence du monde. Le truc de la poésie serait d’essayer de transformer ce trop de la pensée en trope, en trope de la sensation.

 

 

 

Et puis j’ai aussi ce sentiment intense que la pensée n’est jamais énorme, hors-norme, que la pensée est au contraire une puissance normative, une puissance d’adaptation. A l’inverse, l’imagination surgit comme une force de transformation. A travers la pensée l’homme s’adapte à une situation humaine, à une situation humaine qui lui est indifférente. Par l’imagination la chair transforme l’avoir lieu du monde, l’avoir lieu d’un monde que la chair aime. Ce souci d’adaptation de la pensée est flagrant à notre époque. Il s’y développe par exemple d’innombrables discours philosophiques sur la civilisation capitaliste (Agamben, Badiou, Virilio Sloterdijk, Zizek) et ces discours restent sans aucun effet. Absolument aucun aspect de la civilisation capitaliste n’est modifié. J’ai le sentiment qu’il y a une complicité non dite entre la pensée rationnelle et le capitalisme, entre la pensée rationnelle critique et la crise du capitalisme, le capitalisme se reproduisant justement à travers sa propre critique rationnelle. C’est pour cela aussi que la philosophie des lumières me semble une parfaite imposture (à l’exception de l’enthousiaste Diderot). La croyance en la libération de l’homme à travers la pensée est une erreur. Ce que la philosophie des lumières ne voit jamais c’est qu’il y a quelque chose de plus sublime que la liberté, c’est la grâce, plus sublime que la liberté de vivre, la liberté du sens de la vie, c’est la grâce d’exister, la grâce d’exister comme forme à la fois exacte et insensée. Ou pour le dire autrement la pensée est peut-être une puissance de libération, cependant elle ne nous libère qu’à travers cette situation humaine dont je parlais précédemment. (Sartre a très bien décrit cette relation essentielle entre situation et liberté). La pensée ne libère jamais à l’intérieur du monde, à l’intérieur de la démesure inexorable du monde. Et cela simplement parce que à l’intérieur de la démesure inexorable du monde, le problème de la liberté disparait, le problème n’est plus de savoir comment être libre, le problème devient plutôt de sentir par quelle forme exister, le problème devient celui de donner une forme exacte à l’extase, c’est-à-dire à l’exaltation comme à la terreur de l’existence. (Ou pour le dire encore d’une manière différente, le problème n’est pas seulement d’être libre, c’est surtout de savoir quoi faire avec cette liberté. Notre époque est saturée d’hommes vaniteusement satisfaits de leur liberté, pour qui la liberté est le but ultime et qui donc ne font rien de cette liberté, la liberté n’est plus alors que l’instrument de reproduction du rien. Cela s’appelle le nihilisme, en effet le nihiliste est un homme infiniment libre, infiniment libre pour rien. J’ai plutôt le sentiment de la liberté comme un outil, un outil pour inventer quelque chose.)

 

 

 

Je dirais plutôt ainsi qu’à l’intérieur de A Oui et aussi à l’intérieur de mon existence, j’essaie de déclarer des masses de sensations, des masses de sensations de certitude, des masses de sensations de certitude en dehors de la pensée. J’essaie de déclarer des masses de sensations immédiates en dehors de la pensée, même quand ces sensations apparaissent comme des sensations mentales. Ces sensations immédiates à la fois organiques et mentales seraient peut-être semblables à ce que tu appellerais des sensations métaboliques.

 

 

 

Je viens de découvrir sur internet les enregistrements audio des textes de Tarkos. Il y a le Petit Bidon lu par Tarkos lui-même, c’est étonnant et parfois extrêmement émouvant, et aussi J’ai un Problème c’est Complètement Explicite lu avec une virtuosité hilarante par un acteur à l’accent du sud-ouest dont je ne connais pas le nom (c’est peut-être une fois encore Tarkos lui-même mais je n’en suis pas sûr). J’ai été stupéfait par les intonations de la voix de Tarkos  qui rappellent souvent de façon très inattendue celles de l’acteur Paul Préboist. La tonalité du phrasé de Tarkos ressemble à celle des acteurs des comédies idiotes des années 1960-70, à  la voix de Darry Cowl aussi un peu et à d’autres voix encore que je ne parviens pas à identifier  parce que le rapprochement entre ces deux mondes est difficile à accomplir. As-tu la même impression ? Saurais-tu identifier d’autres ressemblances vocales ? Dis-le-moi s’il te plait si tu en trouves. A cet instant de mon écoute, j’ai eu la révélation que Tarkos était peut-être d’abord un grand poète burlesque. J’ai d’ailleurs constaté que le problème du burlesque t’intéressait plus profondément que je ne le pensais. A propos d’Ivar Ch’Vavar par exemple dans le Cercle du Caret « le Buster Keaton des lettres picardes ». (Dans Les Cahiers du Cinéma j’ai noté aussi cette phrase de R. Desnos « Le burlesque est la forme la plus déconcertante du lyrisme. »)

 

 

 

J’ai vu ces derniers temps plusieurs films d’arts martiaux, Hero de Zhang Yimou, Tigre et Dragon de Ang Lee et The Grand Master de Wong-Kar-Wai et des extraits de scènes m’ont parfois fait penser à toi. Comme quoi, même si je me méfie de la pensée, j’ai malgré tout confiance en la pensée à. Si j’étais un auteur latin, je dirais que la déclinaison de la pensée à l’accusatif m’ennuie et que je préfère la déclinaison de la pensée au datif. Même si je me méfie de la pensée disons transitive, j’ai confiance en la pensée adressée. C’est précisément cela que veut dire le titre A Oui. A Oui déclare la forme de l’adresse absolue.

 

 

 

J’ai le sentiment que Hero, une épopée légendaire à la fois emphatique et subtile à propos du premier empereur de Chine te plairait. Par exemple une scène de combat aux sabres entre deux femmes parmi des tourbillons de feuilles mortes. Et aussi surtout le geste d’un samouraï qui a la suite d’une multitude incroyable de coups voltigés parvient in fine à faire tenir en équilibre une coupelle sur le plat de la lame de son épée. Il y a enfin un beau monologue du futur empereur de Chine où il expose avec une superbe clarté les différents niveaux spirituels du combat. Le premier niveau, le plus bas, le plus banal, c’est de frapper avec l’épée ; le deuxième niveau c’est de frapper avec la main sans l’épée, c’est-à-dire avec la main devenue épée, avec la main comme symbole de l’épée ; le troisième niveau est de frapper sans la main et sans l’épée avec le cœur, avec le cœur transformé en épée et enfin le dernier niveau, le plus haut c’est de ne plus frapper afin de transformer ainsi le monde en épée, en épée intouchable, en épée intégrale, afin de transformer ainsi le monde en épée de la paix, (vision de la paix comme forme de l’épée absolue qui serait très proche de celle de Michaux).

 

 

 

J’ai aussi relu au hasard Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire de G. Durand. « Le glaive joint à la coupe est un raccourci, un microcosme de la totalité du cosmos symbolique. » Ce qui m’a frappé cependantc’est que Durand ne montre jamais comment l’épée devient parfois coupe ni comment la coupe devient parfois épée. Il ne montre jamais la métamorphose de l’un en l’autre, comment la coupure de l’épée se transforme en globalité de la coupe ou comment la globalité de la coupe se transforme en coupure de l’épée. Parce que Durand pense que l’imagination est une structure, il reste finalement du côté de l’obsession diairétique, il sépare définitivement l’épée de la coupe et il n’a jamais ainsi l’intuition de la coupe comme forme de la coupure globale.

 

Ce qui me surprend chez Durand, c’est paradoxalement la faiblesse de son intuition imaginaire, son rationalisme réducteur donc. Cette phrase par exemple « Nous saisissons là, une fois de plus l’inconvénient qui existe à classer les symboles autour d’objets clefs plutôt qu’autour de trajets psychologiques c’est à dire de schèmes ou de gestes. » Pas un instant quand il écrit cette phrase il n’a l’intuition que la clef est précisément une chose-schème par excellence, la forme matérialisée d’un geste schématique. Cet exemple indique parfaitement que Durand décrit l’imagination à distance, il n’y a en lui aucune aptitude à la projection imaginaire, à l’inverse de Bachelard qui parvenait à écrire à la fois à la manière d’un scientifique et d’un poète, ce par quoi se révélait l’aspect prodigieux de sa sagesse.

 

 

 

(…)

 

 

 

J’ai écrit différents textes aptes me semble-t-il à t’intéresser, malgré tout je ne sais pas exactement lesquels t’envoyer. En voici la liste. Dis-moi ce que tu aimerais recevoir en premier. (Ces textes ne sont pas encore dactylographiés). Le Bol, La Roue et Le Verre d’Eau écrits avec la technique paraphorique de La Posture des Choses, des réécritures en marge du Poirier et d’Explication de la Lumière comparables à celle que je t’avais envoyée en marge de Résolutions, la retranscription de mémoire de notre conversation téléphonique à propos du bol et du métabolisme, et un texte sur Tarkos, titre encore hypothétique, Tarkos, le Cerveau à Tâtons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

je réponds point par point, et un peu vite, d'où quelques approximations dans l'expression, tu me pardonneras.

 

Je ne m'inquiétais pas de ton silence, te sachant aux prises avec Ivar, t'imaginant évoluer avec plaisir dans l'humour vavarien. Oui Ch'Vavar est un épuisé drôlement énergique, je l'ai toujours connu comme ça.

 

Je ne suis pas surpris que le terme de "pensée" ne t'agrée pas, puisque nos conversations allaient déjà dans ce sens, et que tu prétends décrire des sensations. Pourtant tu as bien la tête philosophique, c'est assez évident à te lire ou à t'entendre. Et le terme de pensée n'est pas pour moi négatif, la pensée n'étant pas seulement ce qui distingue, mais ce qui établit des ponts. "Je n'ai jamais éprouvé de plaisir intellectuel que sur le plan analogique", disait Breton. Certes Malcom de Chazal parlait lui aussi de "volupté" à propos de sa méthode analogique, mais je me demande dans quelle mesure ça n'est pas avant tout de la pensée, ce qu'il fait, malgré tout. Mais pour autant je crois que ce qui me plait pourtant le plus dans ton écriture, ce n'est pas tant la pensée comme ce qui élabore des rapprochements (ça c'est l'image surréaliste traditionnelle), que la pensée comme creusement de l'objet, la pensée-pelle qu'on voit s'activer dès que tu ouvres un chantier, dès que tu te saisis d'un objet. "Sensations", si tu veux, mais il y a un tel systématisme de ton écriture, une sorte de prise en compte exhaustive des aspects d'une chose, qu'on ne peut pas s’empêcher d'y voir de la pensée, quelque chose de très mental, un peu comme si une situation ou un objet provoquaient chez toi le réflexe de prévoir tous les coups possibles sur les 64 cases de l'échiquier où s'avancera cet objet. Cela m'étonne tout de même un peu que tu refuses ce mot de "pensée". J'ai parfois à te lire la sensation justement de lire un traité, presque analytique, à la Wittgenstein, quelque chose qui pousse très loin ce qu'on peut dire et penser du monde.

 

On pourra peut-être se mettre d'accord sur le fait que la poésie, ta poésie, est imagination, c'est-à-dire à la frontière de la pensée et du corps. L'image, c'est cette pensée-là (imaginative) que tout poète recherche (trouve) je crois. Voir ma petite théorie dans De l'image, où l'image tautologique est un saut supplémentaire par rapport à l'image analogique. Ce saut ou ce palier j'en trouve par exemple une confirmation à la page 78 de A oui : "Les êtres humains sont les organes sexuels du néant." Ça c'est l'image-pont habituelle, la simple ressemblance de rapports : les êtres humains sont au néant ce que les organes sexuels sont aux êtres humains (image "classique" encore que radicale, puisque l'un des termes de la comparaison, le néant, est l'incomparable pur). Mais aussitôt après tu dis "L'engendrement est l'entropie tautologique des anges", et c'est pour moi l'expression, la formulation même de ce qu'est une image tautologique, une image-pelle : elle introduit du trouble dans le même, du désordre (entropie) au sein de l'identité (angélique). La phrase suivante : "L'être humain n'est rien d'autre que le sosie de son suicide" réitère la même idée qu'une chose, un être ressemblent comme deux gouttes d'eau à ce qu'ils sont et à la déflagration que constitue le rapprochement à soi-même de la tautologie. Une chose est une chose est vertigineux. "A rose is a rose is a rose" de G. Stein peut s'entendre comme la ressemblance à la rose de l’identité de la rose et de la rose. (A = A) = A.

 

Bon, pour en revenir à ce que tu disais : sensation et pensée ne sont pas à opposer, en fait, tout l'intérêt de l'image poétique étant justement dans la convergence de la pensée et de la perception, dans cette image mentale qui accompagne toute métaphore. Le "métabolique" de mon Citron métabolique c'est en effet ce qui est au-delà du symbolique : c'est le renvoi à soi-même de la chose qui constitue la chose et son déport sur le plan de sa formulation : (A = A) = "A", en quelque sorte. Et par bonheur "métabolique" signifie à la fois changement et ce qui appartient à l'organisme. Transformation et conformation. Changement en soi-même.

 

 

 

Oui la voix de Tarkos est étonnante. Son accent aussi, il avait des origines du côté de Marseille et de l'île de Malte, je crois. Quant à sa présence scénique, elle était vraiment impressionnante. Tous ceux qui ont eu le bonheur de le voir lire ou "performer" le disent. J'avais assisté quant à moi à une lecture dans une librairie à Tulle, en 2000 je crois. Grande aura et forte présence physique : il prétendait, comme tu le fais, écrire avec le corps, écrire du corps. Où l'on rejoint le burlesque puisque celui-ci peut se définir comme le corps qui déborde la parole, qui parle pour la parole, à la place de la parole. Le sketch de la compote (tu connais cette performance où Tarkos dit un texte sur la compote avec de la compote plein la bouche ?), on est en plein burlesque, oui. Même sa théorie de la pâte-mot, le "c'est-complètement-collé-ensemble" du mot et de la chose, c'est du cratylisme burlesque, si l'on peut dire.

 

Heureux qu'un visionnage de films d'arts martiaux te fasse penser à moi ! Ah ! "l'épée", j'aime beaucoup cet objet. C'est une pure métonymie qu'une épée ! L'espèce de resserrement d'un monde dans son élément le plus aigu, le plus localisé qui soit. Et la symétrie du mot... avec la garde du e muet... Le pur éclat de silence et de vitesse, la sorte de feu glacé qu'elle est, bref, il n'y pas plus poétique qu'une épée ou qu'un sabre. Le cinéma le sait, et j'ai toujours l'oreille qui s'allume quand j'entends le son (fabriqué, au cinéma, mais ce sont des artifices joyeux) de l'épée qu'on tire du fourreau, dans un film : c'est un son qui "marche" toujours, qui est presque appétissant. C'est le son qui est le plus cinématographique, peut-être.

 

Pour ce qui est de Gilbert Durand, tu as sans doute raison : c'est une écriture moins stimulante que celle de Bachelard, c'est évident, mais je défendrais ce livre qui est tout de même une sacrée ouverture à ce qu'est l'imagination même entendue du point de vue poétique : les différents régimes de l'imaginaire, la tendance synthétique du régime nocturne ou mystique, etc. Ce livre a pour moi été important, je ne suis pas loin de penser qu'il a été fondateur, même.

 

(…)

 

Bien sûr j'aurai, j'ai toujours plaisir à te lire. Tu peux m'envoyer Le Bol, pour commencer, titre et objet pour moi des plus séduisants suite à l'embryon d'approche phénoménopoétique que nous avions eu l'autre jour au téléphone.

 

Voilà.

 

Je pourrais peut-être relancer la conversation sur un autre sujet mais une certaine fatigue m'accable tout à coup, d'autant que je t'écris sur mes heures de boulot (les lycées sont vides, à trois jours du bac).

 

Euh, je mets une copie à Ch'vavar qui sera sans doute intéressé par nos échanges.

 

Très amicalement à toi,

 

Laurent