Schèmes du Hors-Tout

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

Il y a finalement très peu de philosophes qui accordent une valeur à l’imagination et à la métaphore. Disons Bruno, Kant et Nietzsche. Et seul Kant a osé donner à l’imagination une valeur intense. Tu le sais, Kant utilise le plus souvent le mot de schème afin de parler de l’imagination. Pour Kant, l’imagination d’abord schématise. Ce que Kant veut dire précisément avec ce mot schème reste malgré tout difficile à préciser. A propos du schème, Deleuze dans un de ses cours note ceci. « Kant dit « Le propre de l’imagination c’est de schématiser. Qu’est-ce qu’un schème ?  Le schème c’est un drôle de truc. Le schème de lion ce n’est pas une image du lion. Le schème de lion ça fait partie du mystère de l’imagination. » Ainsi le schème apparait à la fois comme un drôle de truc et comme un mystère. Le schème apparait comme le drôle de truc du mystère.

 

Je t’en avais déjà parlé aussi une fois, dans Critique et Clinique Deleuze propose une distinction subtile entre le symbole et l’allégorie. Deleuze fait alors l’apologie du symbole contre la métaphore et l’allégorie. J’ai malgré tout le sentiment que Deleuze évoque précisément le schème quand il parle du symbole, du symbole selon D.H. Lawrence. « Le symbole est puissance cosmique concrète. (…) C’est un procédé dynamique pour l’élargissement, l’approfondissement, l’extension de la conscience sensible, c’est un devenir de plus en plus conscient, par opposition à la fermeture de la conscience morale sur l’idée fixe allégorique. C’est une méthode d’Affect, intensive, une intensité cumulative, qui marque uniquement le seuil d’une sensation, l’éveil d’un état de conscience. Le symbole ne veut rien dire, il n’est ni à expliquer, ni à interpréter, contrairement à la conscience intellectuelle de l’allégorie. C’est une pensée rotative, où un groupe d’images tourne de plus en plus vite autour d’un point mystérieux, par opposition à la chaine linéaire allégorique. (…) Il n’a ni début ni fin, il ne nous mène nulle part, il n’arrive nulle part, il n’a surtout pas de point final, ni même d’étapes. Il est toujours au milieu, au milieu des choses, entre les choses. Il n’a qu’un milieu, des milieux de plus en plus profonds. Le symbole est un maelstrom, il nous fait tournoyer jusqu’à produire cet état intense d’où la solution, la décision surgit. » J’ai ainsi le sentiment que cette forme tourbillonnante, cyclonique de l’imagination c’est déjà la forme de la métaphore. La métaphore apparait à la fois comme transformation et fixité, comme transe de transformation, transe de métamorphose et comme paralysie, comme immobilité. La métaphore fixe la métamorphose. La métaphore gèle la transe des métamorphoses. C’est pourquoi aussi plutôt que d’utiliser le mot de métaphore, je préfère parfois utiliser celui de paraphore. Paraphoriser c’est le geste de porter la sensation, le geste de transporter la sensation en tournant autour.

 

Deleuze indique aussi superbement qu’avant la philosophie de Kant l’infini prime sur le fini. Pour Deleuze, la révolution critique de la pensée de Kant c’est d’inverser alors cette structure et de promouvoir à l’inverse le fini plutôt que l’infini. Pour Deleuze, lorsque l’infini prime sur le fini nous pensons alors que nos facultés intellectuelles sont homogènes. Et à l’inverse quand le fini prime sur l’infini, nous pensons (je dirais plutôt nous avons l’intuition ou le sentiment) que nos facultés intellectuelles sont hétérogènes. 

 

« L’univers n’a pour nous qu’une limite, l’esprit humain. » Scutenaire

L’infini de la pensée n’est pas la limite du monde. C’est plutôt à l’inverse l’illimité du monde qui compose et scande la finitude de la pensée. C’est plutôt la démesure du monde qui compose et rythme la finitude de la pensée de l’homme.

 

Pour le dire avec clarté, je n’ai jamais eu le sentiment que le monde était infini et je n’ai jamais eu non plus le sentiment que le monde était fini. J’ai toujours eu plutôt le sentiment que le monde apparaissait démesuré, que le monde apparaissait comme une unicité démesurée. J’ai toujours eu le sentiment que le monde apparaissait de manière transfinie, comme un magma transfini, comme un magma d’inconnu transfini, comme un magma d’immédiat transfini, comme un magma d’inconnu immédiat transfini. Ainsi parce que le monde apparait transfini, la forme de l’âme n’apparait ni homogène ni hétérogène. J’ai le sentiment que le monde apparait comme une mosaïque, une mosaïque d’anarchie, une mosaïque d’anarchie qui cherche son équilibre, comme un magma-mosaïque, comme un magma-mosaïque qui essaie de tenir malgré tout en équilibre, comme une mosaïque de chaos qui essaie malgré tout de tenir en équilibre. Et à l’intérieur de la mosaïque d’anarchie du monde, du chaos en équilibre du monde, l’âme survient elle aussi comme une mosaïque d’anarchie, comme un chaos en équilibre.

 

 

« J’ai vu qu’il n’y a pas de Nature, / Que la Nature n’existe pas, / Qu’il y a collines, vallées, plaines, / Qu’il y a arbres, fleurs, herbages ? / Qu’il y a rivières et pierres, / Mais qu’il n’y a pas un tout à quoi tout ça appartiendrait, /(…) La nature est parties sans un tout.  » F. Pessoa, Le Gardeur de Troupeaux

 

« Totalité : tout achevé dont les parties sont organisées sur un même modèle. Pour Aristote, cette définition s’oppose à un tout d’un autre type, dont les parties peuvent se modifier sans modifier l’ensemble (sans effet sur lui) » Nicola Abbagnano, Dictionnaire de Philosophie, cité par S. Mrozek  (Œuvres Diverses)

 

Et c’est pourquoi j’ai le sentiment qu’il n’y a pas de tout. Ce qui existe c’est un monde sans totalité et même un monde qui n’est pas un ensemble, un ensemble limité. Ce qui existe c’est l’unicité du monde, l’unicité démesurée du monde. Il n’y a pas de tout précisément parce que les choses ne se modifient pas selon le même modèle. Il n’y a pas de tout (et pas d’ailleurs non plus un autre type de tout) parce que les choses ne se métamorphosent pas de la même manière. Chaque chose a une manière unique de se métamorphoser, c’est-à-dire une manière unique de se métamorphoser en elle-même et de métamorphoser ses relations avec les autres choses. Chaque chose a une manière particulière de se métamorphoser. Chaque chose a une manière particulière de se métamorphoser précisément aussi parce qu’atomiquement, chimiquement chaque chose a une manière unique d’amalgamer des particules ou à l’inverse d’abandonner des particules. Les choses ne se métamorphosent pas en effet de façon violente et radicale. (Ces métamorphoses violentes existent parfois cependant elles restent exceptionnelles.) Les choses se métamorphosent surtout de manière infime. Par exemple à chaque instant les murs d’une maison se modifient de manière minuscule et subtile. La métamorphose des choses apparait ainsi délicate et discrète, métamorphose délicate et discrète qui est en effet celle d’un monde d’atomes c’est à dire d’un monde de poussière. La métamorphose des choses c’est la pulsion de la poussière, la pulsion subtile de la poussière. La métamorphose des choses c’est la poussée de la poussière, la poussée subtile de la poussière, la pulsion à la fois subtile et sublime de la poussière, la poussée à la fois subtile et sublime de la poussière.

 

 

« Chaque expérience appartient dans l’absolu à celui qui l’a vécue. Personne ne l’a lui enlèvera, que cette expérience soit nulle ou passionnante, elle est inaliénable. Même lorsqu’il m’est arrivé de ne rien faire d’intéressant, le sentiment ne m’a pas quitté que je ne vivais pas les mêmes expériences que d’autres au même moment. (…) Ce que je fais en ce moment, il n’y a que moi qui le fait, qui le vois et qui en ai conscience. » S. Daney 

Pour le dire avec la même naïveté, avec la même naïveté intense que Daney, j’ai toujours eu malgré tout plutôt le sentiment que la particularité de mon existence était d’abord celle de la forme de mes sensations, d’abord celle de ma manière de sentir, de sentir et ensuite d’imaginer, c’est-à-dire de composer les sensations. J’ai toujours eu le sentiment que ce qui me distinguait des autres ce n’était pas ce qui m’arrivait, les événements de ma vie - en cela je n’ai pas une vision romanesque de l’existence - que ce qui m’arrivait ne me distinguait pas, que ce qui m’arrivait arrivait aussi plus au moins de la même façon aux autres. J’ai toujours eu le sentiment que ce qui me distinguait n’était pas non plus ce que je pensais, ce que je pensais des autres et des événements du monde - en cela je n’ai pas non plus une vision philosophique de l’existence - ce que je pense ne me distingue pas, ce que je pense d’autres que moi le pensent aussi parfois. J’ai ainsi le sentiment que ce qui me distingue d’abord c’est ma manière de sentir, c’est le rythme de mes sensations, la manière de sentir par les extraits de la chair, manière de sentir de la bouche, manière de sentir de la poitrine, manière de sentir du cerveau, manière de sentir du crâne. Et aussi la manière par laquelle ces différents extraits de la chair se répondent les uns aux autres, manière de se répondre des différentes sensations de la chair qui paradoxalement affirment à la fois une fixité et une métamorphose. Ce qui distingue ainsi chaque chair c’est cette composition des sensations, composition des sensations qui pour chaque chair à la fois reste immobile et se transforme, se transforme à l’intérieur du temps. Ou plutôt les diverses sensations de la chair se transforment à l’intérieur du temps, malgré tout la composition, la symbolisation de ces sensations, la composition symbolique de ces sensations reste immuable. Les sensations de la chair se métamorphosent et malgré tout la composition entre les sensations ne devient pas autre. Cette forme de composition particulière des sensations de la chair qui se projettent à chaque instant à l’intérieur du vide du temps sans jamais devenir autre, c’est l’âme.

 

Pessoa avait aussi cette intuition d’une différence entre les sensations particulières du corps et l’expérience des événements d’une vie. « Cette érudition de la sensibilité n’a rien à voir avec l’expérience de la vie. » (Le Livre de l’Intranquillité). Plutôt que d’érudition, je préférerais malgré tout parler d’une civilisation de la sensation. Chaque chair porte en elle une civilisation de sensations, une civilisation à la fois asociale et anarchique de sensations, civilisation de sensations par laquelle la chair donne forme au monde, donne forme aux fragments du monde, aux fragments du monde que la chair rencontre. 

 

 

 

                                                                                                            A Bientôt                 Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il me semble que tu oublies parmi les philosophes qui ont donné une grande part à l'imagination toute la tradition de la Naturphilosophie (Schelling, etc.) et du romantisme (Novalis, etc.)

A ce propos j'ai lu deux ouvrages récemment que je te conseille : "Le détail du monde" de Romain Bertrand et "Le voile d'Isis" de Pierre Hadot.

Le mot de schème ne me plait pas beaucoup : il a l'air de vider l'image de sa possibilité de chair, si je puis dire.

Une chose que j'ai envie de dire, aussi : c'est la philosophie dans son principe qui est totalisante, quand la poésie prend le parti de la partie, du concret, des choses, des touts que sont les choses, non ? 

Je me demande un peu pourquoi toi partisan de la sensation et du hors-tout tu portes tant d'intérêt à la philosophie. 

Bien à toi,

Laurent

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

des touts que sont les choses 

 

Chaque chose serait pour toi un tout singulier et le monde apparaitrait alors comme une multiplicité de différents touts. Ce serait une vision assez leibnizienne il me semble, celle de choses-monades, même si Leibniz selon Deleuze pense la monade en tant que pli de l’infini plutôt qu’en tant que tout. La chose serait peut-être alors pour toi un tout plié à l’infini, un tout plié en spirale à l’infini. (Je me demande d’ailleurs si tu ne désires pas aussi spiraler le signe égal, et cette spirale du signe égal ce serait alors le signe de l’infini même.) 

 

 

c'est la philosophie dans son principe qui est totalisante,

 

Je ne pense pas que la philosophie soit obligatoirement totalisante. La philosophie de Nietzsche par exemple, par son affirmation du fragment ne l’est pas. Et la philosophie de Deleuze apparait précisément passionnante parce qu’elle oscille à chaque instant entre le tout et la ligne de fuite du rhizome qui diffracte le tout. La philosophie de Levinas encore par l’affirmation de l’autre, de l’autre en tant qu’infini, s’extrait elle aussi de la totalité. Et la déconstruction de Derrida ne l’est pas non plus. Déconstruire c’est en effet entre autre déconstruire le tout.

 

Pour Deleuze, s’il y a un tout, il n’est pas spatial, il est temporel. Pour Deleuze le tout c’est celui du temps. Dans son livre L’Image-Mouvement, Deleuze écrit à propos du tout ces phrases étranges et étonnantes. « Bergson disait : le tout n’est ni donné ni donnable (et l’erreur de la science moderne comme de la science antique, c’était de se donner le tout, de deux manières différentes). Beaucoup de philosophes avait dit déjà que le tout n’était ni donné ni donnable ; ils en tiraient seulement la conclusion que le tout était une notion dénuée de sens. Très différente la conclusion de Bergson : si le tout n’est pas donnable, c’est parce qu’il est l’Ouvert, et qu’il lui appartient de changer sans cesse ou de faire surgir quelque chose de nouveau, bref, de durer. (…) On ne doit pas confondre le tout, les « touts », avec des ensembles. Les ensembles sont clos, et tout ce qui est clos est artificiellement clos. Les ensembles sont toujours des ensembles de parties. Mais un tout n’est pas clos, il est ouvert ; et il n’a pas de parties, sauf en un sens très spécial, puisqu’il ne se divise pas sans changer de nature à chaque étape de la division. »

J’ai malgré tout le sentiment que ce que Deleuze évoque ainsi ce n’est pas le tout, c’est plutôt le monde (et cela sans doute parce qu’en effet je ne fais pas de différence entre le tout et un ensemble). Et autre différence importante aussi, ce monde apparait malgré tout donné, violemment donné, terriblement donné.

 

 

Je t’envoie quelques phrases à propos de la spirale.

 

« La spirale n’a pas d’âge. »  Chazal 

 

« Dans le délire du malheur on tourne en rond. Dans le délire du bonheur, on tourne en spirale. »  Chazal

 

« On dit que rien n’est plus difficile que de définir par des mots une spirale : on prétend qu’il faut dessiner en l’air, de la main, et sans littérature, le mouvement ascendant et sagement enroulé par lequel cette figure abstraite des ressorts ou de certains escaliers se manifeste à nos yeux. Mais si on se souvient que dire, c’est renouveler, on définira une spirale sans difficulté : c’est un cercle qui monte sans s’achever jamais. (…) Mieux encore : une spirale est un cercle virtuel qui se dédouble, et monte sans jamais se réaliser. Mais non, c’est encore une définition abstraite. J’aurais recours au concret, et l’on verra aussitôt ce que je veux dire : une spirale, c’est un serpent sans serpent, qui s’enroule verticalement sur rien du tout. »  F. Pessoa, Le Livre de l’Intranquillité

 

 

Et je t’envoie aussi quelques phrases à propos de l’espérance. Il y a peut-être aussi une spirale de l’espérance. L’espérance spiralise le temps. L’espérance spiralise le hasard du temps.

 

« L’espérance, c’est espérer quand les choses sont désespérées, sinon ce n’est pas du tout une vertu. (…) L’espérance est le pouvoir d’être gai dans des circonstances que nous savons désespérées. Il est vrai qu’il est un état d’espérance qui est le propre du matin et révèle d’heureuses perspectives, mais ce n’est pas la vertu d’espérance. La vertu d’espérance  n’existe que pendant les tremblements de terre et les éclipses. »  Chesterton, Hérétiques

 

« L’espérance, appelons-là ainsi, repose sur l’imperfection de l’homme. Le poème Vieux tableaux à Florence émet de manière originale et fort belle l’idée que l’espérance peut toujours reposer sur la déficience, autrement dit, pour autant que l’homme soit une créature à une jambe ou à un œil, quelque chose dans son extérieur indique qu’il devrait avoir une deuxième jambe et un deuxième œil. Le poème suggère admirablement qu’un tel sens de l’incomplétude peut aisément s’avérer un grand progrès par rapport au sens de la complétude, que la partie peut aisément et manifestement s’avérer plus grande que le tout. »  Chesterton, à propos de la philosophie de Robert Browning 

 

 

Dans L’Objet Singulier C. Rosset note ceci. « C’est le désir de toute pensée que de n’avoir à choisir qu’entre la tautologie et l’égarement. » Ta technique d’écriture, c’est précisément d’esquiver ce choix. Ton écriture tente ainsi de tautologiser l’égarement et-ou à l’inverse d’égarer la tautologie.

 

«  = les deux bandes noires laissées sur le sol par les pneus du freinage juste avant l’écrasement  » C. Tarkos

Le signe égal révélerait alors une espérance de l’écrasement, une espérance du crash. Le signe égal serait alors semblable à la graine de suicide que tu évoques dans Le Grand Chosier. Et le signe égal révèlerait peut-être même la pitrerie d’espérance de l’écrasement, la pitrerie d’espérance du crash.

 

 

Et enfin cette phrase de Baudelaire (retrouvée à l’intérieur du 19 ème Siècle à travers les Ages de P. Muray) qui m’a fait penser à toi. « Toutes les révolutions se valent et ne servent qu’à montrer l’opiniâtre légèreté de l’humanité. » 

 

 

 

 

                                                                                                              A Bientôt               Boris