Bonjour Laurent,

 

 

 

Je t’envoie une fois encore quelques extraits du Silence de Harpo. Il m’a toujours semblé que ce texte sur Harpo était beaucoup plus grand que ma propre expérience. J’ai le sentiment que ce texte sait des choses que je n’ai pas eu le temps de mémoriser parce que je l’ai écrit de manière intégralement extatique. A chaque fois que je le relis, j’apprends des choses que j’avais oubliées.

 

Le silence de Harpo apparait comme un artifice incroyable. Malgré tout jamais Harpo ne désigne, ne signifie  cet artifice en tant que tel. A chaque instant, il fait comme si l’artifice de taire était immémorialement indiscutable. Harpo apparait en silence  exactement avec la même affectation pseudo naturelle que celle des hommes qui parlent. La parole humaine est un artifice inouï mais presque tous les hommes laissent croire que cela est banal, insignifiant, ils laissent croire que cet artifice n’existe pas. Le défi sublime de Harpo est d’apparaitre en silence avec la même affectation insouciante que celle des hommes quand ils parlent. Ainsi Harpo détruit la seule croyance qui soit, la croyance en l’obligation de parler. Dieu n’est rien d’autre que l’obligation d’échanger la parole. Dieu n’est rien d’autre que l’obligation de dire n’importe quoi dès que n’importe qui vous dit n’importe quoi. Chaque geste de Harpo déclare à visage ouvert « Tu ne parleras pas. » Harpo c’est le miracle de l’athéisme instantané, de l’athéisme immédiat. Chaque gag de Harpo déclare « Tu tairas ton prochain comme tu tairas le comme. »

 

Harpo n’est pas muet comme une tombe. Harpo apparait en silence comme une bombe. Harpo apparait en silence comme l’immortalité d’une bombe.

 

Ainsi le gag de la métaphore serait ce qui tait le prochain et même l’amour du prochain à l’intérieur de l’explosion du comme, à l’intérieur du coma du comme, à l’intérieur de l’explosion de coma du comme.

 

La phrase « Tu tairas ton prochain comme tu tairas le comme. » a pour moi quelque chose d’étourdissant. Cette phrase me trouble et me sidère. D’abord par la transformation du aimer de la formule biblique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » en taire, en taire athée, et aussi par la contradiction entre ce qu’elle dit et ce qu’elle accomplit. Pour dire qu’elle tait le comme la phrase utilise en effet le comme. La phrase utilise le comme précisément afin de provoquer la coïncidence entre deux manières de taire, taire le prochain et taire le comme. Et la phrase répète aussi cette injonction de taire par l’utilisation du pronom tu. Le gag de la métaphore affirmerait ainsi à la fois le taire comme et le comme tu. Le gag de la métaphore affirmerait la répétition du comme tu. Le gag de la métaphore affirmerait le geste de clandestiner la répétition du comme. Le gag de la métaphore affirmerait le geste de déclarer la répétition de silence du comme.

 

« Tu tairas ton prochain comme tu tairas le comme. » A l’intérieur de cette phrase il y a aussi cette allusion selon laquelle le prochain ce n’est pas l’homme, c’est précisément le comme, le prochain c’est l’inhumain du comme, l’apparition inhumaine du comme, ce qui apparait proche ce n’est pas la vie humaine, ce serait plutôt l’existence de la ressemblance, l’existence de la ressemblance qui survient avec d’autant plus d’intensité qu’elle reste tacite.

 

 

Selon G. Agamben dans Stanze la métaphore serait « le terme de remplacement d’un tabou ». Je dirais plutôt. La métaphore affirme la pulsion même du tabou. La métaphore affirme la métamorphose facile et efficace d’un tabou matériel, d’un tabou matériel de l’âme comme d’un tabou animal de la matière.

 

 

 

la lune est le cœur de la nuit,

L’image bat comme un cœur. L’image bat comme l’extrapolation d’un cœur. L’image bat comme l’éclipse d’un cœur. L’image bat comme l’éclipse d’extrapolation d’un cœur.  Problème. L’image vient-elle du jour ou de la nuit ? J’ai simplement le sentiment que l’image comme forme visuelle vient du jour et que la métaphore comme geste de la main vient de la nuit. 

 

 

 

 





                                                                                                                    A Bientôt        Boris

                




 

 

 

 

 

 

 

 



Cher Boris,

merci de ce nouvel envoi.

Oui je crois que ta réflexion sur le comme, le tu du comme, pour aussi étrange qu'elle puisse paraître à première vue, est essentielle. En tout cas elle touche chez moi quelque chose. Il y aurait en effet un rapport entre la taciturnité d'une image et son efficace. La poésie tait quelque chose quand elle est vision. L'image serait paradoxalement une scotomisation du comme. Une métaphore est en effet une comparaison qui tait qu'elle est une comparaison. Ce que tu appelles le tabou, l'éclipse ou le coma du comme, ce serait lorsque l'image opère un rapprochement si rapide qu'il serait un remplacement, une substitution. L'image fait l'économie du comme, de la copule du comme, afin que le pont soit un saut, c'est-à-dire l'escamotage du pont (ce que tu appelles ailleurs le hop hop du nuage).
Dans l'image s'opère quelque chose comme une prédation paradoxale : le prédateur fond sur sa proie, mais si vite et si efficacement qu'il la devient, et que le résultat de cette prédation serait la chimère, l'hybridation ou la confusion des deux animaux en proie l'un à l'autre.

Et si le burlesque ou le muet t'intéresse tellement, ce serait parce qu'il y aurait une sorte de recrudescence de la matière visuelle de l'image muette, comme par compensation.  Le mutisme de l'image excite l'image, la force à en faire des tonnes. Le cinéma muet, faute de parole, se rattrape par la gestuelle. Comme un infirme sensoriel développe les capacités de ses autres sens. Amputée du son, l'image muette doit nécessairement se verser entièrement dans l'outrance visuelle, physique, corporelle, burlesque.

Et ta poésie, ce serait le même genre d'excitation incontrôlée des images, le même genre d'exploit sportif, aussi. Oui ta poésie tait le comme, elle le fait exploser. Elle provoque l’hallali de l'à-la-lettre des choses. Par sa radicalité (son refus de faire entendre à la raison les rapprochements qu'elle établit), elle entre en panique, en engendrement extatique d'images. Puisqu'elle refuse de faire concession à la rationalité des images (quand la mienne au contraire cherche la logique des rapprochements, fût-ce comme chez un Chevillard en raison de l'humour qu'il y a à le faire), elle est tenue à l'impossible, à refaire toujours l'impossible, et tenue à l'épuisante réitération de son geste.

J'aime beaucoup Louis de Funes dans Oscar. Le meilleur Louis de Funes, je trouve. Pas toi ? En particulier la scène où il devient fou, comme à force d'accumulations de gags et comme si le burlesque atteignait un point de non retour. La folie du personnage, c'est qu'il est gagné par une sorte de roue libre de son corps et de son verbe. C'est assez tragique. Novarina a écrit sur de Funes, mais tu dois connaître ça.

 

(…)

 

Bien à toi,

Laurent