Bonjour Laurent, 

 

 

 

 

Voici le passage de La Vie Intense de Tristan Garcia dont je t’ai parlé au téléphone. 

 

 

« Je n’ai pas besoin de le savoir, je le sens : la chose varie, change, devient. Pourtant, l’une des tâches les plus importantes d’un être pensant, et l’une des plus grandes difficultés qu’il rencontre, c’est bien celle-ci : rendre compte par les mots de la comparaison d’une chose non pas avec une autre, mais avec cette chose elle-même. (…) Or l’idée qui s’est d’abord imposée dans la pensée de tradition occidentale afin de conceptualiser la variation du même, c’est celle de puissance. La dynamis grecque, telle que définie par Aristote, a d’abord été un extraordinaire instrument de comparaison de chaque être avec lui-même. ( …) La puissance était, pourrait-on résumer, le « gradient interne » de tout ce qui est. Puisque toute chose  comportait en elle-même l’idée de sa réalisation (son aboutissement en acte), la pensée grecque puis chrétienne, se dotait d’un instrument de mesure afin de permettre à l’entendement et la perception de comparer ce qu’une chose était là, devant moi, avec sa forme parfaite, qu’elle portait idéalement en dedans et qu’elle pouvait faire advenir en acte.  (… ) La puissance, c’était cette gradation des intensités de soi-même que tout être porte en lui  comme son identité la plus essentielle. Sous l’influence aristotélicienne, les êtres ont ainsi été chargés d’une incroyable intensité intérieure : l’arbre, l’homme, la statue renfermaient dans les profondeurs de leur être leur idée, c’est à dire leur degré maximal de réalisation, et pouvaient être rapportés par la pensée à cet état maximal d’accomplissement ; penser, ce n’était rien d’autre que mesurer sans cesse la distance séparant la chose actuelle de la chose idéale et parachevée. »  

 

 

(Garcia n’indique pas de références. Je pense cependant qu’Aristote évoque principalement ce problème dans sa Métaphysique.) 

 

 

Il y a aussi des méditations à propos de ce problème de la puissance chez Aristote dans plusieurs livres de Giorgio Agamben. Par exemple dans Bartleby ou la Création. « « Il est impossible que A soit et en même temps ne soit pas. » La logique serrée de ce principe est cependant, du moins par rapport à la puissance, rien moins que sûre. Aristote lui-même semble plusieurs fois le démentir, en écrivant dans la Métaphysique, que « toute puissance est, dans le même temps puissance pour le contraire », et en allant jusqu’à affirmer sans réserves que « celui qui marche a la puissance de ne pas marcher et celui qui ne marche pas celle de marcher ». Le fait est que, comme l’expliquera Duns Scot, s’il y a contradiction entre deux réalités en acte opposées (être et ne pas être P), rien n’empêche que quelque chose soit en acte et conserve toutefois, dans le même temps, la puissance de ne pas être ou d’être autrement. »   

 

 

Et encore ceci qui pourrait t’intéresser dans La Communauté qui Vient, Théorie de la Singularité Quelconque. « Quelconque est la figure de la singularité pure. La singularité quelconque n’a pas d’identité, n’est pas déterminée par rapport à un concept, mais elle n’est pas non plus simplement indéterminée ; elle est plutôt déterminée uniquement à travers sa relation à une idée, c’est-à-dire à la totalité de ses possibilités. (…) Ce que le quelconque ajoute à la singularité n’est qu’un vide, une limite ; le quelconque est une singularité plus un espace vide, une singularité finie et, toutefois indéterminable selon un concept. Mais une singularité plus un espace vide ne peut être autre chose qu’une extériorité pure, une pure exposition. »  

 

 

 

A propos de la singularité quelconque, Agamben accomplit aussi une distinction entre le cela et le tel. « Mes qualités, mon être-ainsi ne sont pas les qualifications d’une substance (d’un sujet) située derrière elles, et que je serais vraiment. Je ne suis jamais ceci ou cela, mais toujours tel, ainsi. »  

 

 

Pour Agamben enfin, il n’y a pas d’ainsi des choses. « Être ainsi ; être sa propre manière d’être : (…) nous ne pouvons le saisir comme une chose. Il s’agit, en fait, de l’évacuation même de toute chosalité. » Pour Agamben en effet, l’ainsi serait plutôt une sorte d’exposition à l’événement, une exposition à l’événement du dehors (dehors métaphysique assez semblable à celui de Blanchot). 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Cher Boris,

 

merci pour ces citations. C'est tout à fait intéressant de lier la comparaison de la chose avec soi-même et la notion de puissance. On dirait que chez Aristote ou Agamben (ou Duns Scot à qui il a l'air de reprendre l'idée), ou même chez Tristan Garcia, la puissance c'est le principe de non-contradiction qui vole en éclats. D'ailleurs une chose comparée à soi, qu'est-ce que c'est sinon une chose qui est soi et non-soi (A ressemble à A revient à dire que A = A et A différent de A). Il faut pour cela que cette chose soit puissante, c'est-à-dire si je comprends bien, qu'elle contienne son devenir incertain (en A ou en non-A). On pourrait dire qu'une chose est puissante paradoxalement lorsqu'elle elle est incertaine quant à elle-même, ce qui associe la comparaison avec soi-même de la chose et son hésitation et son énergie particulière. Si je dis que "la fontaine est comme la fontaine", je la fais jaillir en elle-même (ou dans sa représentation), et je la fais trembler sur sa base : elle est la fontaine et n'est pas la fontaine, elle n'est fontaine que comme ressemblance à la fontaine qui fait fontaine, etc.
Bon. Merci Boris pour toutes ces citations. Chez moi ça n'est qu'une vague intuition poétique mais les philosophes ont depuis longtemps abordé ces questions. Mon domaine c'est bien la poésie, je n'ai pas la rigueur de pensée pour traiter de ces questions philosophiquement. 

 

Bien amicalement à toi,

 

Laurent