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Boris,

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J'aime beaucoup ton texte sur Lionel Messi et encore une fois je pense à Jean-Luc Parant en te lisant : cette histoire de taille réelle/taille relative du ballon entre ses pieds, il y a souvent la même idée chez Parant de chercher à connaître quelle est la vraie taille des choses. Malheureusement je ne sais plus dans quel livre précisément, je crois que c'est une idée disséminée dans plusieurs de ses livres. Par exemple, au hasard avec les mots-clés "parant" /"taille réelle" dans Google, on trouve une transcription d'un entretien assez étrange, ici : http://jeanlucparant.free.fr/autoportrait.htm.

Pour toi comme pour Parant, rien n'est fixe puisque tout est jeté dans un infini, on peut dribbler l'espace, avoir la taille d'une souris ou d'un atome, etc. Comme si l'existence de plusieurs plans dans l'espace (ne serait-ce qu'un 1er plan et un arrière-plan) emboîtait chaque chose dans elle-même comme une infinité de poupées gigognes. Il semble qu'un geste (le génie d'une gestuelle) suffit à bouleverser l'ordre du monde et des dimensions.

Amitiés,

Laurent

 

 

 

 

 





 

Bonjour Laurent,

 

 

 

Pour toi comme pour Parant, rien n'est fixe puisque tout est jeté dans un infini, 

Je ne pense pas que l’espace soit infini. J’ai le sentiment que l’espace apparait transfini. Ou plutôt j’ai le sentiment que la chair ne sait jamais si l’espace est infini ou apparait fini. J’ai déjà évoqué ce problème de l’hésitation fini-infini de l’espace à l’intérieur du chapitre Pudeur de A Oui.

 

La pudeur affirme la pulsion d'apparaître à l'instant où il reste tabou de savoir si le monde existe de manière finie ou si l’univers se développe de façon infinie. La pudeur affirme la sensation comme quoi seul le vide du tabou sait si le monde survient de manière finie ou si l’univers se développe de façon infinie.

 

La pudeur expose le scepticisme de la main face à la présence finie du monde et-ou l’aspect infini de l’univers. 


Pour le dire avec clarté, je me méfie de l’infini. Voir aussi à ce propos la correspondance avec Jaffeux. Les scientifiques par exemple ne savent toujours pas si le cosmos est infini ou s’il apparait fini. Et les deux hypothèses sont d’ailleurs aussi incroyables l’une que l’autre. Si le monde apparait fini cela veut dire qu’au-delà du monde il y a un vide, ce qui reste plutôt difficile à imaginer, de même qu’il est aussi difficile d’imaginer un monde en expansion infinie. C’est pourquoi je préfère parler de démesure de l’espace, de démesure transfinie de l’espace, démesure transfinie de l’espace qui apparait comme celle de sa métamorphose.

Et à ce propos il me semble important aussi de ne pas confondre démesure et grandeur des dimensions. Il y a une démesure de chaque chose, je veux dire une démesure du verre d’eau comme de l’océan. (Je trouve de plus cette notion d’infini souvent floue. Par exemple je ne suis pas d’accord avec Parant lorsqu’il parle d’une infinité d’espèces animales. Les espèces animales apparaissent innombrables cependant elles ne sont pas infinies.)

 

Là où je suis profondément d’accord avec Parant ce serait à propos de la projection. Exister c’est apparaitre projeté, apparaitre projeté à l’intérieur du monde. Cependant, pour Parant la projection est essentiellement un phénomène visuel. J’ai à l’inverse plutôt le sentiment de la projection comme geste aveugle, geste aveugle de la chair. La projection survient comme un plongeon, comme un plongeon de la chair, comme un plongeon du sang, comme un plongeon de la cloche de la chair, comme un plongeon de la cloche du sang. 

 

J’avais aussi écrit ceci à Alain Roussel à propos de la projection (en réponse à une de ses phrases).  

L’arbre que je vois par ma fenêtre est-il perçu de la même façon par un autre homme, un oiseau, une fougère, un caillou, un chien errant ? Et l’arbre, comment nous perçoit-il ? Et la lumière, et le vent, et l’océan, et la nuit ? 

En effet nous ne savons jamais comment les animaux, les végétaux, les minéraux et même les choses voient le monde, par quelles formes de sensations les animaux, les végétaux, les minéraux et même les choses approchent le monde. J’ai le sentiment que le geste de l’imagination apparait précisément comme une manière d’essayer de sentir le monde par projection, par projection animale, végétale, minérale ou chosale. Imaginer c’est essayer de sentir le monde à l’intérieur d’une autre forme que la forme de sa chair. Imaginer c’est le geste de projeter la matière même de sa chair à l’intérieur d’une forme animale, végétale, minérale ou chosale. Je ne pense donc pas qu’imaginer c’est changer de chair. J’ai plutôt le sentiment qu’imaginer c’est essayer de transformer la matière de sa chair. En cela l’imagination plutôt qu’un geste de devenir serait un geste de métamorphose.



La distinction que tu proposes taille réelle-taille relative n’est pas pour moi très parlante. En effet, tu le sais, la notion de réel est pour moi sans valeur. Je ne pense pas que le monde dispose de tailles réelles ou relatives. J’ai plutôt le sentiment que le monde affirme une composition de tailles apparentes. Le monde compose des apparitions de tailles. Le monde architecture à chaque instant des apparitions de tailles. « Si les choses n’existaient qu’à leur taille réelle elles n’auraient plus qu’une seule taille et nous serions figés devant elles. » Parant. Là, je suis d’accord. (Par contre lorsque Parant note « Rien ne peut être à sa taille réelle, sans être sa propre trace. A sa taille réelle toute chose a disparu. » Je ne comprends pas ce qu’il veut dire.)

 


« Quand je vois, mon corps n’a plus de taille, mon corps devient invisible partout où mes yeux se projettent. Seulement quand je ne vois pas, mon corps trouve ses dimensions sous mes mains. » 

Je dirais plutôt que la chair dispose à la fois d’une taille visuelle et d’une taille tactile. Il y aurait évidemment aussi la taille auditive, la taille gustative et la taille olfactive. Chaque type de sensation proposait à la chair une forme de taille particulière.

 


Et il y aurait encore les différentes tailles du corps révélées par le rêve, la drogue ou encore la douleur. Je me demande d’ailleurs si les tailles d’un corps ne seraient pas aussi en relation avec les organes du corps. Chaque organe insisterait pour revendiquer une taille singulière. A l’intérieur de la douleur ou de la maladie par exemple, un organe du corps tenterait alors d’imposer sa propre taille au reste du corps. Le corps serait ainsi une composition de différentes tailles organiques en mutation et en équilibre incessants. L’écriture de Michaux montre souvent cela avec une subtilité superbe. Evidemment cette multiplicité des tailles organiques abolit l’impression d’unité du corps. Un cinéaste comme R. Ruiz va extrêmement loin dans cette vision de la dissolution de l’identité du corps. Dans L’Eveillé du Pont de l’Alma, il propose par exemple l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas d’identité du corps et que par conséquent la main d’un homme et le pied d’un autre homme peuvent parfaitement être dirigés à travers une même instance mentale à la fois indéterminable et secrète. L’hypothèse de Ruiz n’est pas ainsi celle de corps sans organes à la manière de Deleuze, elle serait plutôt celle d’organes sans corps, d’organes qui subsistent reliés les uns aux autres à travers des instances mentales floues qui ne respectent jamais les limites présupposées des corps.

 


Il est ainsi extrêmement difficile de savoir à quoi ressemble à un instant précis la taille d’un corps. Quand une phrase nous touche par exemple, quelle taille du corps touche-t-elle ? Sa taille visuelle, sa taille cérébrale, sa taille cardiaque, sa taille épidermique, sa taille vocale, sa taille auditive ?

 


J’ai ainsi le sentiment que le geste de l’imagination serait celui d’essayer de jongler avec les innombrables tailles de sa chair. Par l’imagination,  nous ne sommes sans doute pas apte à modifier la matière de notre chair, malgré tout nous devenons aptes à modifier sa taille c’est-à-dire aussi sa forme. Et il me semble exact ainsi que tu le dis que ce qui accomplit cette jonglerie des tailles, c’est le geste. Par le miracle d’un geste nous avons alors l’aptitude de secouer les oreilles comme un éléphant, d’attraper au vol quelque chose comme un ours ou de marcher à quatre pattes à l’intérieur de l’herbe comme un tigre.

 


 « Nous ne pouvons pas nous approcher ou nous éloigner de nous-mêmes, nous ne nous voyons jamais plus petits ou plus grands, notre corps a toujours la même taille pour nous-mêmes. » Cela me semble inexact. Et c’est précisément là le cœur du problème (étrange expression). Imaginer c’est précisément le geste de s’approcher ou de s’éloigner de sa chair. Imaginer c’est précisément le geste de sentir la multiplicité des tailles de sa chair et de s’amuser à bondir d’une de ses tailles à une autre.

 


« Seulement ce qui est en train de tomber du ciel et de chuter dans l’univers existe à sa propre taille et ne peut exister qu’ainsi. »

J’ai plutôt à l’inverse le sentiment que la sensation de la chute révèle la sensation de coïncidence de la multiplicité des tailles. A l’intérieur de la chute survient la connivence prodigieuse de la multiplicité des tailles de la chair.

 


La taille apparait aussi qui sait comme une taie, non pas seulement une taie sur l’œil, plus globalement une taie sur la chair elle-même. La peau apparait ainsi comme la taie de la taille de la chair. La chair apparait ainsi tailladée par sa peau même. La chair apparait ainsi tailladée par les couleurs de la peau, par les multiples couleurs de la peau.

 


« Ce qui nous sépare, au fond de là où nous habitons ici sur la terre c’est que les animaux eux, sont dans un temps infini et nous nous sommes dans un espace sans fin. »

Là encore cela me semble discutable. S’il y a une différence entre l’homme et l’animal, je n’ai pas le sentiment qu’elle se trouve là. La différence entre l’homme et l’animal n’est précisément pas une différence sensorielle. Par la sensation, l’homme apparait comme un animal. Cependant l’homme est aussi cet animal fou qui désire ne pas être un animal. L’homme est cet animal qui désire nier l’animalité de ses sensations. Ainsi je dirais plutôt que l’homme comme les autres animaux apparait à l’intérieur d’un espace et d’un temps démesurés transfinis. Cependant à la différence des autres animaux, l’homme refuse d’acquiescer à cet avoir lieu à l’intérieur de la démesure du monde. Pourquoi, je l’ignore. C’est sans doute là un aspect inexplicable de l’homme. En effet comme chaque animal, l’homme apparait au paradis du monde, au paradis d’apocalypse du monde et pourtant le paradis ce n’est pas assez pour l’homme, l’homme cherche sans cesse mieux ou ailleurs. L’homme désire par exemple faire progresser le paradis ou pouvoir être libre au paradis et autres balivernes vaniteuses encore.

 


« Si le corps de l’homme a toutes les tailles suivant la distance d’où nous le voyons, les animaux ont toutes les tailles et toutes les formes suivant l’endroit et l’élément où ils vivent, comme s’ils portaient avec eux toutes les distances et tous les mouvements du monde. »

Là encore, c’est discutable. Il me semble en effet que Parant a souvent tendance à enfermer l’homme à travers sa taille visible. Parant a souvent tendance à penser que l’homme serait l’unique espèce à avoir des yeux, l’unique espèce donc à appartenir au visible. Parant a souvent tendance à prétendre que les yeux seraient l’apanage de l’homme.

 


Parant ne dit presque jamais quoi que ce soit de précis à propos des particularités de chaque forme animale. Pour lui les animaux ne sont rien d’autre que des éléments quasi indifférenciés d’un tout de la pensée dont l’homme serait le représentant exclusif. Notre penser se serait quelque chose comme toutes les espèces animales réunies. Sur ce point Parant et Chazal sont assez semblables. Dans la poésie de Chazal, le Visage de l’Homme apparait en effet comme le lieu de rencontre symbolique de toutes les forces du Cosmos. Malgré tout l’intuition sensorielle de Chazal est beaucoup plus subtile que celle de Parant. C’est pourquoi Chazal apparait à l’inverse aussi apte à évoquer avec une extrême précision les formes particulières du monde qu’elles soient minérales, animales ou végétales - ce que Parant en tant qu’obsédé des yeux ne parvient pas à accomplir. 


 


 


 


 


                                                                                                                    A Bientôt        Boris