Bonjour Laurent,

 

 

Je t’envoie ci-joint des notes à propos de Giorgio Morandi.

 

 

 

 

                                                                                                              A Bientôt               Boris

 

 

 

 

 

 

Giorgio Morandi pour Mémoire

 

 

 

Morandi apparait d’abord comme un peintre de la poussière. La peinture de Morandi donne à sentir les impacts de la poussière, la douceur de la poussière, les impacts de douceur de la poussière. Morandi donne à sentir la soie de la poussière, les impacts de soie de la poussière, le velours de la poussière, les impacts de velours de la poussière.

 

« Toutes ces formes surgies de la poussière dans un vertige lourd de sourdine sont des objets  précis qu’on reconnait sans peine mais dont on ne perçoit pas toujours le discours philosophique. » Marc-Edouard Nabe, Zigzags (Flacons, Bocaux et Fioles Grises)

 

« Avec Morandi, la nature calme-silencieuse (dite « morte ») n’a jamais mieux mérité son nom. Un souffle monte de ces amphores ramenées d’on ne sait quelle vase. La pâte fine et rapide décape les formes, dans une touche violente d’une délicatesse inconcevable. Nous sommes au fond des océans depuis des milliards d’années. » Marc-Edouard Nabe

 

La peinture de Morandi montre les choses révélées par l’océan de la poussière. Les choses de Morandi ressemblent à des choses naufragées, à des choses extraites du naufrage de la poussière, à des choses extraites du naufrage de l’océan de la poussière. Pour Morandi, il y a un océan de la poussière et quand cet océan de poussière disparait, les choses alors apparaissent. A l’intérieur de la peinture de Morandi, les choses apparaissent comme les restes de l’océan de la poussière, les restes somptueux de l’océan de la poussière.

 

La peinture de Morandi montre des choses posées à la fois au bord de la falaise et au fond des océans. Morandi montre les choses posées au bord de la falaise de l’océan, au bord de la falaise de la poussière, au bord de la falaise-océan de la poussière, au bord de la falaise de poussière de l’océan.

 

« L’océan bascula » Michaux. Morandi peint cette bascule de l’océan. Morandi peint la balance de l’océan, la balance de l’océan de la poussière où les choses semblent disposées comme sur un comptoir d’épicier.

 

 

« Faut-il toujours que je sois sur le gris comme sur un volcan ? »  P. Handke

Les choses de Morandi semblent extraites du volcan du gris, du volcan de démence du gris. Les choses de Morandi semblent extraites de l’éruption du gris, de l’éruption de tranquillité du gris, de l’éruption de démence du gris, de l’éruption de démence tranquille du gris.

 

« Rien ne commence. Rien ne finit. La poussière… »  J. L Hennig, Beauté de la Poussière

 

« On a besoin parfois, dit Bachelard, de voir quelque chose qui se taise, et c’est le cas de la poussière.» J. L Hennig

 

« La poussière est res nullus. Elle n’appartient à personne. Personne ne la revendique. Sinon les artistes, les rêveurs ou les anarchistes. »  J. L Hennig

 

« La poussière est mon alliée. » P. Picasso

 

 

Morandi c’est de la peinture-sculpture, de même que Picasso, Giacometti et Brancusi. Morandi c’est de la peinture sculptée et de la sculpture peinte.

 

Les choses de Morandi apparaissent comme sculptées par la poussière. Peindre pour Morandi c’est regarder la sculpture de la poussière, c’est contempler la sculpture de la poussière, c’est contempler les choses sculptées par la poussière, les choses toujours déjà sculptées par la poussière.

 

« C’est le temps qui sculpte la poussière, et la poussière se souvient. De même qu’on observe des galaxies dont la lumière a mis des millions d’années à nous parvenir, de la même façon, quand on regarde la poussière, on est devant un passé microscopique qui se prolonge dans le présent, qui s’exténue dans le présent. »  J. L Hennig

 

L’aspect sculpteur de Morandi c’est par exemple aussi l’utilisation de la table comme piédestal. La table devient le piédestal des choses. Morandi utilise la table afin que cette table supporte le poids de son regard, le poids posé de regard, le poids du regard qu’il pose. Il y a un poids du regard chez Morandi. Le regard de Morandi se pose avec poids sur les choses, se pose avec poids sur les choses de la poussière. Cependant ce regard à la différence de celui de Giacometti (autre grand peintre du gris) ne creuse pas les choses.

 

La beauté de la peinture de Morandi c’est que son regard semble à la fois posé sur les choses et posé sur la table parmi les choses même, avec les choses même. Le regard de Morandi semble posé sur la table avec les choses, en compagnie des choses, en compagnie à la fois de la présence des choses et de la disparition des choses. Le regard de Morandi apparait posé sur la table comme ce par quoi la présence des choses se juxtapose à leur disparition, comme ce par quoi la présence des choses semble coïncider, correspondre à leur disparition, semble décalquer presque leur disparition.

 

 

Quelques peintres à rapprocher de Morandi. Marquet, les peintres cubistes (Juan Gris en particulier), De Chirico, Brancusi et Vermeer.

 

Morandi n’est pas abstrait. Morandi utilise plutôt les choses pour composer des abstractions. Morandi peint comme un matérialiste abstrait.

 

« Composez vos natures mortes comme on fait une phrase, ou un vers ou une mélodie. C’est quand le motif est bien « irréel » qu’alors et seulement alors on peut commencer à le peindre, à fixer ses objets pour qu’ils gagnent en abstraction, c’est-à-dire en réalité. » Marc-Edouard Nabe

 

 

Les choses de Morandi ne sont pas identifiables. Les choses de Morandi restent innommables, impossible de dire exactement ce qu’elles sont.

 

Il y a un aspect tautologique de Morandi. Parfois les choses sont si juxtaposées qu’elles semblent n’en former qu’une seule. Ou bien les choses sont presque superposées face au regard et il semble n’y avoir cette fois qu’une seule forme pour deux choses.

 

 

« Il faudrait trente ans pour placer les objets d’une nature morte. Le rapport des objets entre eux d’abord, entre chacun d’eux et le vide qui les entourent et qu’ils créent dans l’espace ensuite, est un casse-tête cosmique des plus éprouvants. »  Marc-Edouard Nabe

 

« Les objets de Morandi lui sont personnels, les bouteilles sont bizarres, les vases choisis et sans doute achetés aux puces de l’époque, les bols ont un air plus commun, ces objets sont assez peu nombreux et très différents les uns des autres. Il les a peint dans tous les sens, on peut plus ou moins lisiblement les repérer d’un tableau à l’autre, il les dispose de manière toujours artificielle en les cachant les uns derrière les autres. ( ..) Leur disposition les rend même assez incompréhensibles. Il y a des parallélépipèdes totalement énigmatiques (des boites, des savons ? des briques ?) Mais dont on ne se doute pas une seconde de leur profonde intimité en tant qu’objet avec l’artiste  Il y a aussi des théières posées sur la table et dont le bec verseur est montré exactement de face de telle sorte qu’on n’identifie plus très facilement l’objet comme une théière. (…) Sa théière et son vase lui sont si familiers et leur présence picturale si forte que leurs silhouettes en montrent moins que le minimum et l’espace autour s’en trouve affublé d’une immensité nouvelle. » Hector Obalk, Ce sont les Pommes qui ont Changé.

 

« D’abord il fait de la peinture implacable. Toutes ses toiles démontrent l’inéluctabilité des objets, leur fatalité cosmique, l’énormité de leur discrète présence, leur lâcheté et leur impassibilité. Une tension terrifiante se dégage de ses tableaux. Tous ces flacons sales, ces vieilles bouteilles, ces boites entrouvertes ou couchées, ces vases qui tremblent font presque peur. Morandi trouve l’anormalité des objets : il montre ce qu’ils cachent, on dirait que la peinture les a époussetés : en fait, elle les peint : tous les objets de Morandi semblent peints. » Marc-Edouard Nabe

 

« C’est alors, lorsque et exclusivement lorsque la réalité ressemble à un Morandi, qu’il peint calmement : il recouvre en quelques minutes sa vision de peintre. Il copie servilement cette « nature morte en vrai » qu’il a détachée peu à peu de tout ce qui n’était pas morandien dans l’existence, qu’il a au préalable mis dans les conditions idéales du motif ( pour que le motif fasse déjà lui-même la moitié du boulot) et qu’il a rendue déjà un peu picturale, avec la vie entre deux chaises, prête à trébucher… »  Marc-Edouard Nabe

 

 

Il y a une étrange modération à l’intérieur de la peinture de Morandi, une modération paradoxalement somptueuse. Morandi peint la somptuosité de la modération, le trésor de la modération, le trésor somptueux de la modération. Morandi peint le trésor secret de la modération comme le trésor de modération du secret. Morandi peint le trésor de modération somptueuse du secret.

 

« Voyez comme elle se dérobe ! Elle n’a, dirait-on, pour seul souci, pour seule envie que la dérobade. (…) On ne la prend pas sur le fait, on ne la saisit pas sur le vif. Il n’y a pas de flagrant délit de la poussière. »  J. L Hennig

 

« La poussière a gagné parce qu’elle a le temps pour elle, qu’elle est une démesure du temps ; qu’elle est du temps démesuré. »  J. L Hennig

 

Morandi peint la dérobade des choses, la dérobade de la présence même des choses. Il y a aussi quelque chose de moribond chez Morandi. Morandi peint la modération moribonde des choses, la modération moribonde des choses à l’intérieur du temps, à l’intérieur de la démesure d’érosion du temps. Morandi peint la dérobade de modération des choses. Morandi peint la dérobade de modération des choses à la fois sculptées et photographiées par la démesure du temps, par la démesure de poussière du temps, par la démesure d’érosion du temps.

 

 

« La nature morte est le jeu d’échecs de la peinture. » Marc-Edouard Nabe

Morandi joue aux échecs avec la poussière. Morandi joue aux échecs avec l’océan de la poussière. Morandi joue aux échecs avec les regards de la poussière, avec les regards de l’océan de la poussière, avec les regards perdus de l’océan de la poussière.

 

Les choses de Morandi apparaissent à la fois sculptées et photographiées par l’océan de la poussière. Ainsi sculptées et photographiées les choses de Morandi deviennent le jeu d’échecs de la lumière, le jeu d’échec du vide, le jeu d’échec de la lumière du vide.

 

Morandi partage l’océan de la poussière comme du pain et la cène modeste qui en résulte c’est simplement celle des choses posées sur la table, celle des choses posées sur la table comme manne de la pauvreté, comme manne de l’extrême pauvreté.

 

 

Les tableaux de Morandi ressemblent aussi à des démonstrations, des démonstrations mathématiques où les choses apparaissent comme des lettres de l’alphabet. Il y a comme une démonstration à l’intérieur d’un tableau de Morandi, une démonstration de choses de carton.  Un tableau de Morandi ressemble à une démonstration moribonde, une démonstration moribonde de choses-lettres, une démonstration moribonde de choses-lettres de carton.

 

La peinture de Morandi mathématise les poses du carton. La peinture de Morandi mathématise les poses de carton des choses. Morandi démontre mathématiquement les poses de carton des choses. Morandi démontre mathématiquement les poses de la poussière. Morandi démontre mathématiquement les poses de poussière des choses. Morandi démontre mathématiquement les poses de poussière et de carton des choses. Morandi démontre mathématiquement les poses de poussière des choses du carton. Morandi démontre mathématiquement les poses de carton des choses de la poussière.

 

Morandi montre le cache-cache du carton et de la poussière. Morandi montre le cache-cache  du carton et de la poussière par la disposition des choses, par la composition des choses. Pour  Morandi chaque chose se trouve au lieu de coïncidence du carton et de la poussière, pour Morandi chaque chose se trouve au lieu de coïncidence énigmatique du carton et de la poussière.

 

Morandi peint des choses de carton, les choses de carton de la lumière, les choses de carton du vide, les choses de carton de la lumière du vide.

 

Morandi semble peindre des cadavres de choses, des cercueils de choses, des cadavres-cercueils de choses. Morandi peint ce que Blanchot nommait la ressemblance cadavérique. Morandi peint la ressemblance cadavérique des choses autrement dit des choses emboitées, des choses emboitées en elles-mêmes, des choses emboitées à l’intérieur de leur ressemblance, des choses emboitées à l’intérieur de la ressemblance de leur mort. Morandi peint les choses comme des memento mori, comme des memento mori de carton.

 

 

« La nature morte est là pour donner un sens aux objets et les faire participer à une scène de « cabotinage secret » où leur association nous révèle, sans nous y impliquer, l’épopée d’un microcosme grandiose. » Marc-Edouard Nabe

 

« Aucun mouvement chez lui. C’est la mise en scène intransigeante des objets-acteurs : leur place irréversible pourrait être indiquée à la craie, comme les positions des cadavres que la police sur le bitume dessine (le contour de la silhouette figée n’empêche-t-il pas l’âme de s‘envoler ?). » Marc-Edouard Nabe

 

Il y a un aspect théâtral dans la peinture de Morandi, un théâtre où les accessoires du décor seraient les seuls acteurs, un théâtre où les accessoires attendraient à jamais là comme les acteurs du vide, comme les acteurs de la lumière, comme des figurants, comme des figurants de la lumière, comme des figurants funèbres de la lumière, comme les figurants funèbres du vide de la lumière.

 

Les choses de Morandi semblent composer, élaborer une sorte de complot, un complot de misère, un complot de désœuvrement, un complot de misère désœuvrée.

« La poussière c’est du temps pensif. (…) C’est très beau le passé composé. (…) Ce que Didi-Hubermann appelle un anachronisme. Une conjuration de l’Autrefois et du Maintenant. « L’autrefois rencontre le maintenant dans un éclair pour former une constellation. » écrit Walter Benjamin. »  J. L Hennig

 

Morandi peint à la fois des conjurations et des constellations de choses, des conjurations-constellations de choses, des conjurations-constellations de choses où chaque chose parle en secret à la fois à sa propre boite et aux boites des autres choses.

 

« Qui aime la poussière entretient fatalement une connivence secrète avec ce qui a été détérioré par le temps. »  J. L Hennig

 

Morandi peint la connivence secrète des choses, la connivence secrète des choses avec le temps, la connivence secrète des choses avec leur disparition, la connivence secrète des choses avec leur destruction, la connivence secrète des choses avec leur détérioration. Les choses de Morandi apparaissent en effet détériorées. Les choses de Morandi apparaissent à la fois détériorées comme déterrées. Les choses de Morandi apparaissent détériorées par leur extraction en dehors de la terre, par leur extraction en dehors d’une terre sous-marine.

 

 

« Les objets ne sont que prétexte à la lumière. S’il n’y avait pas d’objets, la circulation de la lumière serait sans fin et nous n’y serions même pas sensibles. »  J. Baudrillard

 

La peinture de Morandi révèle la matière de la lumière. La peinture de Morandi révèle la lumière comme matière, la lumière comme poussière, la lumière comme matière de l’érosion.

 

De même que chez Vermeer, la lumière de Morandi a un aspect amniotique. La lumière de Morandi apparait comme la matière amniotique de l’érosion. Morandi peint des choses accouchées par la lumière, accouchées debout par la lumière, accouchées debout autrement dit aussi adoubées.

 

« L’objet de toute façon n’est jamais qu’une ligne imaginaire et le monde un objet à la fois imminent et insaisissable. A quelle distance est le monde, comment régler cette focale ? »  J. Baudrillard, L’Echange Impossible

Comment parvenir à focaliser la présence du monde, comment parvenir à focaliser l’océan de poussière du monde, l’océan de poussière de la présence du monde ? Ou bien encore à quelle distance se trouve le monde, à quelle distance repose le monde, à quelle distance se trouve le repos du monde, le dépôt du monde, la déposition du monde ? C’est le problème essentiel de Morandi. Et enfin surtout comment montrer cette distance où le monde se dépose, où le monde se repose, où les choses se reposent à l’intérieur de la boite de leur silence, à l’intérieur de la boite absolue de leur silence, boite absolue du silence de chaque chose qui apparait malgré tout aussi à chaque instant en relation avec les boites absolues des autres choses.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

merci pour toutes ces belles réflexions sur Morandi. Les tiennes ou celles de Nabe me semblent très justes.

(…)

Je te copie ici l'un des poèmes en hommage à tes Tournures de l'Utopie :

 

La toupie est un des emblèmes du Réisophe.

Il est toujours profitable pour celui-ci

De s’exercer à la méditation sur toupie.

Car la toupie est rendue stable par son mouvement.

C’est en tournant sur elle-même à toute vitesse

Qu’elle se tient debout

Comme si elle avait un pied également

Dans un autre monde.

C’est d’ailleurs parce que la vitesse

Nous enlève à la vue cet autre monde

Qu’elle peut y faire s’appuyer

La toupie.

La toupie en rotation

Ne tiendrait pas en équilibre sur sa pointe

Si elle n’avait pas des appuis

Dans un autre monde.

 

Nous voilà loin de Morandi. A moins justement qu'on y revienne.

 

Amitié,

 

Laurent