Notes diverses autour de Res Rerum.

 

 

J’ai lu Res Rerum avec attention, avec moins d’exaltation cependant que le Grand Chosier. Il me semble que c’est un livre d’une tonalité parfois assez jarryesque. Ta Réiosophie n’est pas très loin d’une pataphysique autrement dit d’une « science des solutions imaginaires ».

 

Je dois reconnaitre que la structure générale du livre me laisse un peu perplexe. En effet je ne comprends pas très bien la relation entre le dispositif du livre (Collège de Réisophie, avertissement au Lecteur, citation latine en exergue) et le texte lui-même.

 

C’est un livre d’ésotérisme ironique ou d’ironie ésotérique je ne sais. Je n’ai jamais eu de goût pour l’ironie, la candeur de ma bêtise la dédaigne. C’est pourquoi je n’entends le plus souvent que l’intonation docte et didactique de ton texte qui ne me semble pas alors celle d’un faux sérieux mais celle assez fastidieuse du sérieux de la vérité même. Je me demande d’ailleurs aussi s’il n’y aurait pas une relation essentielle entre l’ironie et le métal. L’ironie serait ce désir que tu indiques de trancher le métal avec le métal. Ton ironie ésotérique consisterait peut-être alors à changer l’or en fer (iron).

 

 

Ainsi que tu l’avais donc prévu, il y a en effet un désaccord métaphysique entre nous. Ce qui me gêne sans doute le plus dans cette théorie réisophique c’est l’indifférenciation que tu accomplis parfois entre la chose et le rien. « Une chose, comme l’être, est faite De cette matière si fine, tellement immatérielle Et tellement proche du néant. » Tu le sais déjà, cette façon d’acquiescer aux prestiges du néant me déplait. Il me semble que c’est alors changer la chose en objet, objet qui s’anéantit à travers la conscience du sujet. C’est précisément à la fois cette objectivation et cette subjectivation que j’essaie de détruire par l’approche métaphorique ou paraphorique de la chose. Je préfère ainsi distinguer le geste de l’écriture et l’acte de la conscience. Cette injonction de la conscience (ou de la subjectivité) continue néanmoins de me hanter pendant ma vie quotidienne, c’est en effet une structure désormais majoritaire (voire totalitaire) depuis la Renaissance (autrement dit l’époque moderne est celle de la conscience). Malgré tout je ne suis conscient (ou subjectif) qu’à mon corps défendant si j’ose dire. A chaque instant la présence de ma chair cherche à détruire l’injonction subjective que la vie quotidienne moderne m’impose. 

 

Il me semble donc que ta Réiosophie reste encore trop souvent prisonnière d’une vision sujet-objet, d’une vision sujet-objet reliée à travers le néant, vision sujet-objet qui est celle de la phénoménologie (celle de Hegel, de Husserl et même de Sartre). Soyons clair, je ne pense pas que ta poésie soit phénoménologique, cependant ta théorie poétique (même de façon ironique) a tendance à l’être. Ce que je veux dire c’est que ta poésie est beaucoup plus subtile et élégante que ta théorie poétique lorsqu’elle désire délibérément l’être. Je préfère par exemple ce que tu dis à propos du non-être (qui serait donc à différencier du néant) dans le papillon du grand Chosier, parce que cette parole à propos du non-être est alors comme saisie sur le motif, saisie et dessaisie sur et par le motif de tapisserie atmosphérique du papillon même.

 

Pour le dire avec netteté, je pense que l’être et le néant sont identiques. Malgré tout j’ai aussi le sentiment que la chose existe précisément en dehors de cette indifférenciation de l’être et du néant. Apparaitre à l’existence c’est précisément le geste de se projeter en dehors de l’être et du néant, de se projeter à la fois en deçà et en dehors de l’être et du néant.

 

« L’être de la chose est comme l’imagination de l’homme. » 

Je ne dirais pas qu’il y a un être de la chose et je ne dirais pas non plus qu’il existe une imagination de l’homme. Ce n’est pas l’homme qui imagine. Ce qui imagine c’est plutôt la chair, la présence de la chair, la présence à la fois anthropomorphe et inhumaine de la chair. C’est pourquoi je réécrirais cette phrase ainsi. « L’apparaitre de la chose existe comme l’imagination de la chair. L’apparaitre de la chose existe comme l’imagination de la chair surgit en dehors de l’être et du néant.

 

L’objet est donc pensé à travers à travers l’œil, à travers l’œil d’un sujet, l’œil anéantissant d’un sujet. A l’inverse la chose apparait d’abord touchée par une main, par la main d’une chair asubjective. Et pour cette main il n’y a ni identité ni tautologie, pour cette main il y a seulement la métamorphose et le même, il y a seulement la métamorphose du même.

 

(Selon Mc Luhan, ce qui a produit cette vision sujet-objet c’est l’invention de l’imprimerie, c’est la segmentation visuelle de l’imprimerie. Selon Mc Luhan la subjectivité (la conscience subjective) n’est que le résultat de l’environnement technique suscité à travers le développement de l’imprimerie. Je suis assez d’accord avec cette hypothèse.)

 

Il y a chez toi une tendance (que tu reconnais et plus encore que tu revendiques) à privilégier les aspects visuels de la métaphore. Tu t’amuses malgré tout aussi parfois à modifier cette tendance en utilisant des métaphores non-visuelles (des métaphores tactiles). Par exemple « Le reflet d’une chose est son aile prise au piège, » devient ensuite « La ressemblance des choses à elles-mêmes les ressemelle, Les fait aller d’un bon pas d’elles à elles Et d’elles-mêmes à elles-mêmes. » J’aime bien cette dernière formule. La ressemblance serait ainsi ce qui ressemelle les ailes, ce qui ressemelle les ailes de l’ombre, ce qui ressemelle les ailes d’absurdité de l’ombre.

 

Il y a évidemment de très nombreux passages qui me plaisent dans ton texte. J’aime beaucoup les extraits à propos de la clef « D’où vient que la clef a cet aspect de feu froid, », du bol « Le bol est le bol parce qu’il est le bol où saigne le silence. Le bol est un hyperbol. », du rire « Le rire borde les choses d’une toute petite rivière », du poignard « Un poignard sera toujours  plus ou moins Une robe déchirée par un poignard dans un poignard. », de la fumée « La fumée déchire l’air et déchire la déchirure, (...) Une sorte de dérapage de l’invisible dans le visible, », de la table « Une sorte de martèlement Très doux et très lent (…) Pour avancer vers elle, Vers le pont qu’elle est, Le pont qu’elle est vers elle  Et le pont qu’elle est en elle, Le grand écart qu’elle est entre le grand écart et elle, », de l’arbre « Si la frondaison de l’arbre existe comme arborisée C’est que l’arbre plonge ses racines également dans ses feuilles. », de l’eau « L’eau s’ouvre dans l’eau, comme une fenêtre pousserait dans la fenêtre », de la pierre « La pierre se lève quand sa chute est tombée. La pierre est pierre de faire chuter sa chute. », de l’étoile « Chaque étoile est l’impact de la nuit dans la nuit. », ou encore de l’anti-pétrissage « Il faut pour cela mettre la main au feu Et pratiquer un lent et subtil anti pétrissage De manière à réduire le feu de la flamme Et à le mélanger à son figement, ». Cet anti pétrissage n’est pas si éloigné que ça je trouve de ma vision de l’anesthésie, de mon sentiment de l’anesthésie créatrice, de mon sentiment de l’abstraction par anesthésie créatrice.

 

 

« Ce qui se passe, avec les choses, c’est qu’elles sont signées. Il y a la signature des choses sur les choses Et c’est par là qu’elles sont les choses, »

Ces phrases seraient sans doute à rapprocher de ce que M. Foucault écrit à propos de la signature dans Les Mots et les Choses. « Il n’y a pas de ressemblance sans signature. Le monde du similaire ne peut être qu’un monde marqué. » Dans les Mots et les Choses M. Foucault ajoute encore ceci qui me semble aussi très proche de ton programme réisophique.

« Le 16eme siècle a superposé sémiologie et herméneutique dans la forme de la similitude. Chercher le sens, c’est mettre au jour ce qui ressemble. Chercher la loi des signes, c’est découvrir les choses qui sont semblables. La grammaire des êtres c’est leur exégèse. Et le langage qu’ils parlent ne raconte rien d’autre que la syntaxe qui les lie. La nature des choses, leur coexistence, l’enchainement qui les attache et par quoi elles communiquent, n’est pas différente de leur ressemblance. Et celle-ci n’apparait que dans le réseau des signes qui, d’un bout à l’autre, parcourt le monde. La « nature » est prise dans la mince épaisseur qui tient, l’une au-dessus de l’autre, sémiologie et herméneutique ; elle n’est mystérieuse et voilée, elle ne s’offre à la connaissance, qu’elle déroute parfois, que dans la mesure où cette superposition  ne va pas sans un léger décalage des ressemblances. »

Tu serais ainsi sans doute un héritier de la logique de la Renaissance, de la logique du secret de la connaissance, du secret ultime de la connaissance (logique qui est d’ailleurs aussi bien celle de la science que celle de l’ésotérisme). « Il est un secret enfoui tout au fond des choses Qu’il faut dégager lentement en ôtant une à une Les couches d’apparences qui l’obstruent et le montrent. » Pour toi la connaissance est la relation la plus haute et la plus intense que nous pouvons avoir envers l’objet. Je n’ai pas ce sentiment. De même que Baudrillard, j’ai plutôt le sentiment que le jeu, la séduction ou encore le plaisir apparaissent comme des gestes plus intenses que l’acte de la connaissance.

 

Ce que tu cherches à accomplir et même à distiller c’est une connaissance symbolique du monde. « Non pas jamais la chose Mais le cercle-brisé-de la chose Comme étant la chose. » Pour toi le symbole est un outil de la connaissance, c’est pourquoi d’ailleurs il doit finir par disparaitre pour que la connaissance s’accomplisse. « L’opération que nous menons sur les choses Ne vise pas à les resymboliser mais bien à les désymboliser. » J’ai plutôt le sentiment du symbole comme l’outil d’un jeu. Tu utilises le symbole pour connaitre l’objet. J’approche par le symbole pour jouer avec la chose.

 

« La chose est une chose intermédiaire entre l’homme et le monde. « 

J’aurais plutôt dit que l’homme était une instance intermédiaire entre la chose et le monde. L’homme serait le médiateur, la relation de médiation et qui sait peut-être le media  entre les choses et le monde. Sur ce problème des relations entre homme, chose et monde il serait sans doute nécessaire de revenir avec précision aux livres de Bachelard, La Poétique de l’Espace et La Poétique de la Rêverie surtout. (Un livre sur la théorie globale de l’imagination de Bachelard vient de paraitre, je ne sais si tu l’as lu : Gaston Bachelard Poétique des Images de Jean-Jacques Wunenburger.)

 

« Car l’imagination s’écoule aussi bien De l’homme vers le monde que du monde vers l’homme c’est la chose qui est le réceptacle de ce double mouvement. »

Oui pourquoi pas. Cependant je ne sais pas si l’imagination s’écoule, j’ai plutôt le sentiment que l’imagination se projette. L’imagination se projette de la chair à destination du monde  comme du monde à destination de la chair et la chose apparait ainsi comme le lieu de chute de cette double projection, la chose apparait comme l’écran, le lieu-écran, le lieu de chute-écran de cette double projection ou encore la chose apparait comme l’écrin, l’écrin-écran, l‘écrin-écran de chute de cette double projection. Je ne sais pas exactement. Cela reste pour moi confus. J’aime beaucoup la formule que tu proposes ensuite « La chose prend deux directions allant s’écartant ; L’une qui rend la chose semblable à elle-même, et l’autre qui la fait autre que ce qu’elle est. » Là, je suis intégralement d’accord.  

 

Il serait peut-être aussi encore intéressant de relire le curieux livre de Rosset intitulé L’Anti-Nature (le chapitre Le Monde Dénaturé par exemple). C’est peut-être en effet parce que tu penses qu’il y a une nature des choses et une nature de l’être « Pour qu’une chose soit il faut qu’elle Soit de la même nature que l’être. » que tu désires connaitre (co-naitre disait Claudel) les choses et l’être. Cette idée de nature m’a toujours semblé une idée extrêmement floue. J’avais essayé à une époque de l’étudier philosophiquement (avec l’aide de Merleau-Ponty) sans y parvenir. Cette idée de nature vient sans doute à la fois de Kant et de la philosophie romantique allemande. J’y suis assez étranger. C’est pourquoi je préfère parler de monde. J’ai le sentiment de l’existence du cosmos, d’un cosmos qui n’est pas malgré tout naturel, d’un cosmos qui serait plutôt artificiel, d’un cosmos comme une invention prodigieuse de la matière, comme si le cosmos apparaissait à la manière d’une création paradoxalement artificielle de la matière. L’artifice du monde serait ainsi celui d’apparaitre comme une parure ou un maquillage. J’ai le sentiment d’un cosmos cosmétique, le cosmos cosmétique de la chute, le cosmos cosmétique du ça tombe. 

 

Cette artificialité du monde, il me semble que tu en as d’ailleurs aussi le sentiment. Tu l’indiquerais par le motif de la paille. « Les choses dans le monde sont comme la paille et les étoiles. (…) Et complotent à l’éclatement Puisque c’est leur point commun que d’être disséminées. »

Il y aurait chez toi une sorte de cosmos empaillé, un cosmos empaillé par l’éparpillement même de son flux, par la profusion même de son flux, un cosmos empaillé par une sorte de proflusion. Très étrangement ton monde semble fixé par le flux de paille de son mouvement, par le flux de paille de ses mutations. Ton monde semble empaillé par l’eau de feu de ses mutations mêmes.

 

Pour le dire autrement il y a dans ton écriture une sorte de réversibilité de la fixité et du mouvement, comme une forme réversible de la paralysie et du flux. Dans ton écriture le flux paralyse et la paralysie fluctue. Ainsi à l’intérieur de ton monde c’est non seulement le flux de l’eau qui coule sous les ponts de pierres, c’est aussi la paralysie de l’eau qui repose sous le flux des pierres. Ou encore c’est le flux des pierres qui à la fois s’inverse et se déverse, et aussi se désinverse ou se dérenverse à la fois sur et sous les ponts de l’eau.

 

Il y a en effet toujours déjà quelque chose qui coule et verse dans l’envers. L’envers (l’inversion) verse la fixité même du monde. Et la distillation serait d’ailleurs sans doute aussi pour toi ce qui transmute par inversion, ce qui transmute par inversion l’eau en pierre et la pierre en eau, la pierre en feu et le feu en pierre ou le feu en eau et l’eau en feu. La distillation serait une sorte d’inversion de la chose à la chose de même que tu dis qu’il y a « une réversion de la chose à la chose ».

 

A propos de ce problème de la distillation il y a cependant une formule que je ne comprends pas très bien. « La profusion des choses résulte D’une effusion de la chose dans la chose Et d’une effusion des choses dans les choses. » J’aurais plutôt dit que la profusion des choses provoque l’infusion de la chose dans la chose comme l’effusion de la chose en dehors d’elle-même. En effet c’est précisément parce qu’il existe une multitude de choses à l’intérieur du monde qu’à l’intérieur de chaque chose infusent ce que tu appelles ses innombrables « virtualités délirantes ». Ce serait peut-être aussi là ce qui différencie nos deux visions, tu aurais tendance à dire que le même produit le multiple par infusion hypothétique. J’ai plutôt le sentiment que le multiple (la métamorphose du multiple) accomplit, compose, module ou modèle (je ne sais) le même. Et cela presque par hasard, il n’y aurait de même que par hasard du multiple, que par équilibre contingent du multiple. (A ce propos encore tu indiques dans le Grand Chosier qu’il y a une vocacité de la chose, cela serait peut-être à rapprocher de ce que Deleuze appelle la clameur de l’être (cependant je n’en suis pas certain). Selon Deleuze l’être se clame d’une seule et même voix. L’être se dit d’une seule et même voix parmi la multiplicité des événements (le problème de la chose n’intéresse pas Deleuze). J’ai plutôt malgré tout le sentiment qu’il existe un tohu-bohu de l’apparaitre, un brouhaha équivoque de l’apparaitre, un tohu-bohu aberrant de l’apparaitre, tohu-bohu aberrant de l’apparaitre que donne à sentir avec magnificence la peinture de Pollock ou la musique de Stravinsky par exemple.

 

« Au commencement était la lettre. Elle tomba. Resta l’être. Il tomba. Ce fut la chose. » Cela ressemble à du Jaffeux. Surtout cette vision de l’être comme apostrophe d’élision de la lettre. Je n’ai pas cependant le sentiment d’une telle antériorité de la lettre. J’ai plutôt le sentiment des lettres comme choses, comme choses parmi d’autres du monde. Les lettres me plaisent, cependant je n’ai pas le sentiment que les lettres (ou le langage) soient originels. Cette idée d’une primauté originelle des lettres (ou du langage) me semble un préjugé judéo-chrétien.

 

 

« La chaine qui relie toutes les choses N’y passe qu’en tant qu’elle y dépose un anneau. Par cet anneau unique, reviens à la chose Et tu connaitras la véritable chaine Qui relie toute chose. »

Cela serait à rapprocher d’une phrase de Mc Luhan « Le symbolisme est l’art du chainon manquant. (…) C’est l’art de la syncope. »

 

Et ceci pour finir qui me semble une synthèse superbe du problème évoqué à l’intérieur de cette lettre. « Car le monde n’existe pas pour que nous le connaissions. Il n’a aucune prédestination à la connaissance. Cependant, celle-ci fait elle-même partie du monde, mais justement, du monde dans son illusion profonde, qui est de n’avoir aucun rapport nécessaire à la connaissance. (…) Encore une fois, le monde n’existe pas pour que nous le connaissions, mieux : la connaissance elle-même fait partie de l’illusion du monde - et cela n’est pas une objection, bien au contraire : c’est là, dans cette affinité insoluble, qu’est le secret de la pensée. C’est le principe même du monde qui nous pense. » J. Baudrillard, Le Pacte de Lucidité.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 















Cher Boris,

je m'attendais un peu à de la réticence de ta part pour ce manuscrit mais j'en suis très heureux, je veux dire qu'une critique constructive est plus importante pour moi qu'un banal éloge.

Oui je ne ne suis pas très sûr du "dispositif", comme tu dis : ce que je voudrais c'est connoter l'ésotérisme, le "surconnoter" (comme on surjoue) même, pour provoquer une indécision quant au statut du texte : est-ce que c'est sérieux ou pas ? En réalité c'est sérieux et pas, c'est une vaste blague et un texte mystique, Res rerum, les deux. Mais je ne suis pas certain que le dispositif fonctionne très bien, en effet. Pour autant je ne crois pas qu'il s'agisse d'ironie. L'énoncé ironique dit une chose pour faire entendre le contraire. Exemple d'énoncé ironique : "Pourquoi une telle résistance ? D'où me venait cette prévention qui si longtemps me tint éloigné de l'œuvre solaire d'Alexandre Jardin ? Oh, je n'en ferai pas mystère : elle se nourrissait d'amertume et de ressentiment." Tu as reconnu l'auteur de cette citation, d'où ma peine à croire que tu n'apprécierais pas l'ironie. Pas d'ironie dans ma réisophie, mais oui plutôt un "umour" à la Jarry, au moins en intention (mais c'est peut-être raté). Le didactisme de ces poèmes peut gêner, je comprends, même désamorcé par son outrance.

D'ailleurs, je ne sais pas quoi faire du manuscrit : dois-je le publier en mon nom ou de façon anonyme ou encore semi-anonyme (état actuel du manuscrit avec mon nom mentionné dans l'avertissement au lecteur) ? Je n'en sais rien, et je ne vois pas du tout à quel éditeur le proposer.

Bref.

Sur notre soi-disant désaccord métaphysique, il faudrait creuser mais oui je suis partisan d'une poésie qui est aussi une gnose, une tentative d'accès au monde par la connaissance. Cette "croyance" étant à relativiser, à complexifier, tant - et Res rerum le dit plusieurs fois je crois - c'est surtout par le renoncement à connaître que l'on peut connaître (influence de la voie apophatique, de la théologie négative sur un Roger Munier par exemple). Le "jeu", je veux bien, mais entendu surtout comme l'interstice, comme le déraillement dans la chose par où s'engouffre la chose. Le rien (plutôt que le néant) serait de ce point de vue moins une substance de l'être, qu'un rien méthodique, si je peux dire, c'est-à-dire l'affirmation de l'équivalence de l'être avec sa définition minimale, parménidienne ("l'être est, et le non-être n'est pas"). Être, réel, rien, ces notions pour moi sont les mêmes, au sens où leur évidence est en quelque sorte exclusive, péremptoire, catégorique, tranchante : je ne peux rien dire de l'être sinon qu'il est, et rien du réel sinon son caractère réel. Ce que Pierre Campion appelle la "réalité du réel" : http://pierre.campion2.free.fr/extraitreel.htm

Si pour toi l'imagination "se projette" et si pour moi elle "s'écoule" c'est que tu étais gardien de but quand je pratiquais le kayak autour de l'île Saint-Aubin...

J'ai lu Les mots et les choses de Michel Foucault, et ça m'avait passionné, mais la théorie de la signature fonctionne ici plutôt comme une référence à Paracelse. D'ailleurs Foucault parle peut-être de Paracelse dans son livre, je ne sais plus mais c'est fort possible.

Concernant "monde", "cosmos", "nature", le mot que je préfère est monde. Pour sa simplicité close. Cosmos est à mon goût trop régi par un ordre plus ou moins transcendant. ("Univers" serait trop physiciste.) "Nature", il faut que tu ailles voir ce qu'en dit Marcel Conche. T'ai-je déjà parlé de Conche ? Si non, je te conseille Présence de la nature, en PUF Quadrige, et surtout "Le sens de la philosophie" chez Encre marine.

Sur la question de la primauté de la lettre et du langage, tu as sans doute raison, encore que la citation que tu fais de mon texte est à voir comme un hommage à la tradition hébraïque, et que l'entrelacs du langage et du monde, ce chiasme, est, je crois, malgré tout, toute l'affaire de la poésie.

Je ne comprends pas très bien la citation finale de Baudrillard : certes le monde n'existe pas pour que nous le connaissions, ce serait une erreur d'appréciation d'ordre finaliste ou téléologique (comme les fameux melons de Bernardin de Saint-Pierre divisés par côtes parce que destinés à être mangés en famille), mais est-ce que cela déconsidère toute aspiration à la connaissance ? Surtout lorsque, comme il le dit lui même, connaissance et illusion se savent indémêlables, qu'elles sont les deux faces d'une même réalité, d'un même ruban de Moebius. Et d'ailleurs, je me demande si, secrètement, au fond, le monde n'est pas structuré, téléologiquement pour le coup, entre un endroit et un envers, un connaissable et un inconnaissable. Si je peux convenir avec Baudrillard que le monde n'existe pas pour que nous le connaissions, je dirais volontiers par contre que le monde existe pour échapper à la connaissance que nous en avons et en même temps pour relancer sans cesse cette soif de connaissance. Qui nierait que le monde nous interroge ? Quand bien même c'est une interrogation muette.

Bon. En tout cas merci Boris pour ta lecture scrupuleuse et tes remarques toujours très riches.

Bien amicalement à toi,

Laurent