Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

Laurent irait « aux choses même » (en phénoménologue), et moi à leurs « fantômes »… Non, je crois qu’il va à des figures heureuses, lumineuses du monde, mais à des figures.  Ivar

 

Belle remarque d’Ivar. Je suis intégralement d’accord. Et c’est pourquoi aussi la tautologie est pour toi une figure. La tautologie n’est pas pour toi une question logique ou phénoménologique, c’est un problème figural, c’est un problème à la fois rhétorique et éthique c’est à dire une manière d‘envisager les choses du monde.  Est-ce que la figure n'est pas le visage de la chose ? (C’est pourquoi je préfère utiliser la formule de tautophorie.)La tautophorie ne révèle pas ainsi la chose en elle-même. La tautophorie donne à sentir le visage de la chose. Ce qui de la chose parvient à extraire la tête du désordre hasardeux de la matière (voir De l’Image). Cette vision éthique du visage serait à rapprocher de la pensée du visage selon E. Levinas. Dans son livre Signéponge, J. Derrida a superbement évoqué ce problème éthique de la chose dans l’écriture de Ponge. « La chose pour lui, ce n’est pas quelque chose qu’il faut écrire, décrire, connaitre, exprimer, etc , en fouillant en elle ou en nous, selon l’alternative circulaire du manège (…) D’abord la chose est l’autre, le tout autre qui dicte ou qui écrit la loi, une loi qui n’est pas simplement naturelle ( lex naturae rerum), mais une injonction infiniment, insatiablement impérieuse à laquelle je dois m’assujettir... (…) La chose serait donc l’autre, l’autre-chose qui me donne un ordre ou m’adresse une demande impossible, intransigeante, insatiable, sans échange et sans transaction, sans contrat possible. Sans un mot, sans me parler, elle s’adresse à moi, à moi seul dans mon irremplaçable singularité, dans ma solitude aussi. A la chose, je dois un respect absolu que ne médiatise aucune loi générale : la loi de la chose c’est aussi la singularité et la différence. » A l’inverse de Derrida, j‘utiliserais un autre mot que celui de loi pour évoquer ce problème, par exemple précisément celui de figure (de forme), ou celui de règle symbolique (de règle rituelle), règle à la manière de J. Baudrillard dans De la Séduction c’est à dire ce qui esquive à la fois la loi et le code, la loi morale et le code sémiologique. Malgré tout pour le reste ce que dit Derrida me semble en effet important. Ainsi ce que l’écriture de Ponge révèle c’est une manière à la fois figurative et éthique d’approcher la présence du monde. 

 

 

 

(…)

 

 

 

Ce que dis aussi Ivar à propos de l’approche des choses une par une m’intéresse énormément. La poésie de Laurent suit une chose, un élément, un étant : eau, feu, poirier, neige, – quand j’ai besoin, moi, de construire un ensemble, monde.  Nous en avons déjà parlé une fois et je pense en effet que c’est là une des limites de l’écriture de Ponge et aussi par conséquent (si j’ose dire) de nos deux écritures  (Disons celle du Secret Secret pour toi et celle de La Posture des Choses pour moi). Sur ce problème de savoir comment dire l’ensemble des choses et non chaque chose en particulier, je trouve Ivar beaucoup plus audacieux que nous. Ivar parvient à dire l’avec des choses. Ivar parvient à dire à la fois les choses avec les hommes et les choses avec les choses, les figures des choses avec les figures des hommes et les figures des choses les unes avec les autres. En cela Ivar serait proche de Savitzkaya qui y parvient aussi parfois. Dans le Jérôme Bosch de Savitzkaya je trouve par exemple ces phrases proches de la vision d’Ivar. « Les yeux sont devenus plus terribles encore, bouleversés, noirs, ardents, hérissés, coulant de biais. » « Au départ la matière est toujours informe, crue et froide, mais bientôt des œufs perlent au cul et le soleil les couve jusqu’à les faire éclater, des yeux renvoient la lumière… » Pour dire les hommes avec les choses comme les choses avec les choses il serait peut-être ainsi nécessaire de disposer d’une forme d’âme bisexuelle.

 

 

 

 

 

J’essaie de t’envoyer un jour prochain ce que j’ai écrit à propos de De l’Image.

 

 

 

J’essaie de t’envoyer aussi des extraits de deux essais que j’ai écrits il y a longtemps à propos de Ponge. Il me semble qu’il est temps pour nous d’évoquer avec précision cet extraordinaire ancêtre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris