Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

« La réalité a pour nous les mêmes égards que ceux qu’on a pour elle. »

 

Dans le dictionnaire le mot égard se trouve entre égalité et égarement. L’égard hésite entre l’égalité et l’égarement. L’égard ce serait ainsi ce qui révèle à la fois l’égalité de l’égarement et l’égarement de l’égalité. Étymologiquement égard a le sens de veiller sur, l’égard est une vigilance, une attention, la vigilance qui résulterait de l’égalité de l’égarement comme de l’égarement de l’égalité. Egard signifie aussi déférence, estime et rapport. L’égard révèlerait ainsi la déférence du rapport entre, la déférence de la relation entre, la déférence vigilante, attentionnée de la différence entre. Egard signifie aussi comparaison. L’égard serait ainsi la vigilance de la comparaison même. L’égard révèle ainsi que les choses et les hommes sont parfois appelés à comparaitre à l’intérieur d’un même espace d’un même temps et qu’à l’instant de cet appel à comparaitre c’est comme si ils étaient désignés par une même règle, par la même règle du jeu de l’espace et du temps. L’égard est encore une forme de considération c’est à dire une manière de sentir la proximité de l’autre (de l’autre homme ou de l’autre chose) comme une étoile, à la fois comme l’étoile d’un rire et l’étoile d’une gravité, l’étoile de rire de la gravité, l’étoile d’un gag et l’étoile d’une tragédie, l’étoile de gag de la tragédie. J’ai ainsi le sentiment que tu es un poète de l’égard, un poète de la précaution et de la cérémonie. « Car s’il y a une saisie de la métaphore, c’est une saisie précautionneuse de ne rien brandir, une saisie qui lâche la prise. » Tu es un poète de la précaution cérémonieuse envers la profusion chaotique du monde et aussi par une sorte d’inversion ambivalente un poète de la précaution chaotique envers la profusion cérémonieuse (ce qu’évoquent par exemple des formules comme « profusion sourde » ou « ébullition laquée »). Il y a chez toi une étrange relation entre la politesse et la profusion. Pour toi, à l’inverse de Mallarmé ou de Barthes, la politesse n’est pas semblable à une forme vide adressée à une autre forme vide. La politesse serait plutôt le geste vide d’un égard adressé à la profusion aléatoire du monde. Et cette politesse envers la profusion du monde a la forme d’une prestidigitation prudente. Le tact de ta prestidigitation rhétorique multiplie les arabesques de la prudence, les arabesques de prudence du précieux.

 

 

 

L’égard est un presque regard. L’égard est le regard même du presque. L’égard révèle l’élusion du regard, l’élusion élégante du regard, élusion du regard afin de ne pas froisser les choses par son insistance ou son indiscrétion, par son insistance indiscrète. « La fragilité des choses dont l’image nous parle est inscrite dans le regard qu’on porte sur elles autant qu’en elles. Puisqu’en effet « On froisse un coquelicot rien qu’en le regardant. » (Michel Luneau) ». L’égard révèle le tact du regard, le tact à la fois élusif et allusif du regard, le tact suggestif du regard par lequel nous retrouvons l’espace du rêve à l’intérieur même de la vigilance. L’égard révèle le tact de rêve de la vigilance même. (« La réserve d’imaginaire où baigne le monde lorsque nous ne le regardons pas, c’est à dire lorsque nous le rêvons. »). L’égard est le presque regard d’une vigilance en deçà du voir, d’une vigilance rêvée en deçà du voir.

 

 

 

« L’être est un perpétuel enfouissement dans le chaos du même dont les choses seraient les têtes émergées. »

 

Cette formule rappelle un peu la racine de la Nausée de Sartre. Cependant ton attitude envers  cet enfouissement dans le chaos du même est très différente de celle de Sartre. Sartre cherche en effet à changer cet enfouissement de l’être dans le chaos du même en une situation subjective, la situation subjective de la liberté. Tu cherches plutôt à ciseler cet enfouissement dans le chaos du même par le tact de prestidigitateur de ta précision.

 

 

 

Cette expression de chaos du même est malgré tout très étrange. C’est comme si pour toi  l’identité de chaque chose était l’indice même de sa contingence. C’est comme si pour toi l’identité n’était pas ce qui assujettit et domine le hasard mais plutôt à l’inverse ce qui révèle le hasard en tant que tel. C’est pourquoi aussi le monde apparait pour toi comme un grand désordre tautologique, un grand désordre d’insistance, un grand désordre d’obstination, un grand désordre de ténacité, un grand désordre de résolution, un grand désordre de détermination. Ce qui te plait c’est la détermination de chaque chose, la détermination matérielle de chaque fragment du monde. Détermination c’est à dire à la fois ce qui en elle insiste et aussi ce par quoi elle trouve sa limite, ce par quoi elle prend fin, ce par quoi elle reste comme disparait sous l’emprise de sa fin, sa fin à la fois comme finitude et comme finalité, comme finitude qui serait sa finalité même. (Détermination aussi peut-être comme dé-termination autrement dit comme insistance qui met fin au langage, comme si chaque chose affirmait une manière pour le langage de prendre fin, comme si chaque chose affirmait une manière à la fois de révéler et d’épuiser le langage, une manière à la fois de révéler et d’achever le langage.

 

 

 

(…)

 

 

 

« Le son d’une seule main serait le monde entier. »

 

Ou encore, le monde apparait comme le silence d’une main. Le monde apparait comme le geste de silence d’une main. Le monde apparait comme le gag d’une main. Le monde apparait comme le gag de solitude d’une main. Le monde apparait comme le gag d’extase d’une main, le gag d’extase seule d’une main, le gag d’extase taboue d’une main qui projette les formes et les métamorphoses de son apparition par l’hésitation de sa démesure même. 

 

 

 

« Les choses se mettent en abime. Leur mise en abime qu’elles sont alors est comme une mise en orbite d’où elles s’observent. »

 

La figure d’une chose apparait ainsi à la fois comme une mise en abime et une mise en orbite. La figure d’une chose apparait à la fois comme une mise en abime de son orbe, une mise en abime de sa trajectoire et comme une mise en orbite de son abime, comme l’invention d’une tournure de son abime, comme une manière particulière de faire tourner son abime à la fois sur lui-même et autour de lui-même. La mise en abime de l’orbite comme la mise en orbite de l’abime ce serait aussi la parabole. La figure d’une chose apparait ainsi comme la forme de sa décapitation parabolique. La figure d’une chose donne ainsi à sentir le geste par lequel chaque chose parvient à affirmer la décapitation parabolique de sa présence même.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Et merci pour ces réponses satellites. Je réagis juste à "C’est comme si pour toi l’identité de chaque chose était l’indice même de sa contingence." Oui, c'est cela, et il me semble parfois que les choses n'émergent d'une confusion que pour aussitôt se barricader dans leur quant-à-soi. Et le travail poétique, l'intuition poétique, serait de saisir le très bref instant où la chose sort du même (du fond commun) pour entrer dans le soi-même (dans l'unique de la chose). Il y aurait comme un jaillissement de la chose qu'il s'agirait de saisir entre le moment où elle provient du tout et le moment où elle pénètre sa contingence de chose. Saisir une chose me semble toujours un peu saisir une déception, c'est-à-dire voir la trace de son origine totale (si on peut dire) se perdre en une particularité. Il y a pour moi dans la poésie la mélancolie d'une totalisation impossible et c'est pourquoi ma poésie est plus oxymorique que la tienne. Résoudre les contraires n'est pas ton problème (c'est le mien). Tu serais toi un poète de l'éclatement heureux du monde. Comme si le divers, la profusion, l'épars étaient autant d'occasions, autant de gestes possibles. D'où le côté très physique, sportif presque, de ta poésie.

 

Bien à toi,

 

Laurent