Bonjour Laurent,

 

 

 

Notes autour du Poème Exacerbé de F. Jacqmin

 

 

 

(J’ai lu des extraits du Poème Exacerbé de Jacqmin presque au hasard comme ça le matin avec le martèlement des couvreurs au-dessus de la tête. Difficile donc de méditer avec exactitude.)

 

 

Là où j’apparais le plus proche de Jacqmin c’est par le sentiment de la terreur, le sentiment de l’extase à l’intérieur même de la terreur. « Je ne porte en moi qu’une certitude, celle de la terreur. Ce qui apparait se manifeste sous les traits de l’épouvante. » Ou encore « Dès mes plus tendres années, le spectacle de la nature m’a fasciné au-delà de tout contrôle. (…) En ces temps lointains de mon enfance, je tenais les arbres en fleurs, les forêts printanières, les champs, pour autant de voies conduisant à l’extase, à la contemplation éperdue. (…) l’extase me paraissait la seule probité du monde. »  

 

 

Jacqmin dit préférer la forme laconique à la forme expansive. Selon lui le laconisme est plus honnête que le développement et l’explication. Je n’ai pas ce sentiment, j’ai plutôt le sentiment d’une inadéquation essentielle du langage, et cela que la forme du langage soit expansive ou laconique. Jacqmin a de plus tendance à assimiler expansion et explicitation. Il n’a jamais l’intuition d’un aspect évocateur des masses de langage. Il me semble qu’à propos de ce problème mon attitude et celle de Jacqmin sont à la fois proches et antagonistes. Comme Jacqmin j’essaie de détruire l’ennui du développement raisonneur par la clarté laconique de l’aphorisme. A l’inverse de Jacqmin, je préfère malgré tout donner ensuite à sentir des masses d’aphorismes. Je préfère entasser les aphorismes afin de donner à sentir les aphorismes comme des masses de matière, des masses de matière en ruine, des masses de matière ruinées par l’intensité même de leur éclat. Pourtant Jacqmin a aussi l’intuition de l’œuvre comme ruine. « En explorant nos ruines autant que nos œuvres… » Ou encore « La création doit être repérée au cours d’une rechute, d’une brèche capitale d’où se précipite le torrent de l’informe. En quelque sorte nous devons être éclairés par le noir. Toutes les obscurités qui sont en nous doivent être convoquées et assumées. » Soit, malgré tout je n’ai pas le sentiment que ce torrent dont il parle apparaisse à l’intérieur de son œuvre. Il me semble à l’inverse que j’essaie de donner à sentir ce torrent par l’entassement d’exaltation des phrases. J’essaie ainsi de donner à sentir le torrent du temps comme tas de métamorphose de l’immobile. « Nous respectons le sommeil de la raison, comme s’il s’agissait d’une introduction à nos « œuvres plus complètes. » » J’affirmerais ainsi plutôt le tact de déraison du sommeil comme geste d’intégrité décomposée, geste de décomposition intégrale de l’œuvre.

 

 

Disons que ce qui me distingue profondément de Jacqmin c’est son souci de prudence. Il y a dans ma manière d’écrire une insouciance brutale que Jacqmin ne partage pas. Cette phrase par exemple « Nous devons cependant nous garantir de blesser l’indicible. » Je n’ai pas le sentiment que cette prudence soit nécessaire. J’ai plutôt le sentiment que l’énigme du monde ne sera jamais détruite. L’énigme du monde semble en effet très souvent et même à chaque seconde blessée à travers la distraction et la vulgarité des hommes, pourtant l’énigme du monde ne sera jamais tuée. L’énigme du monde apparait à chaque instant immortelle.

  

 

C’est le Jacqmin sensoriel qui me plait plutôt que le Jacqmin métaphysique (Le Jacqmin sensualiste du froid). Ce qui me différencie en effet aussi de Jacqmin c’est son apologie de l’incertitude et de l’inconsistance, « Ma personne toute entière constitue un curieux amas d’inconsistances. » inconsistance qui l’incite à revendiquer par exemple la distraction en tant que préambule de l’inspiration. La pulsion de certitude de mon caractère reste très différente de ce désir d’évanescence diaphane, de cette fibrillation d’incertitude diaphane que Jacqmin prône souvent.

 

 

J’aime bien cependant le dédain de Jacqmin envers la pensée. « Briser toute possibilité de surgissement de la pensée pourrait constituer un avant-goût de la création. A ce moment-là, il y a en nous un vide arrêté qui ressemble à une pulsion informe, à une extase sans méthode qui pourrait n’être pas éloigné d’une certaine idée de la création. » « La profondeur de la méditation est toujours à mettre en relation avec la plus grande absence de pensée. Comme si le vide était une exigence préliminaire à ce qui dépassera ultérieurement toute velléité de pensée. Il nous importe peu d’imaginer que la pensée puisse constituer le but d’elle-même. On ne peut considérer le marteau comme finalité de l’ouvrage. Tôt ou tard, on jettera l’outil. »  J’apprécie de même la méfiance de Jacqmin envers le sens « Il faut une agilité sans égale pour éviter la signification. » et la vérité. « Toute espèce de vérité transforme l’esprit en un témoin corrompu. » Et j’aime aussi beaucoup la méfiance de Jacqmin envers la question. « Il y a impiété dans la question ; celle-ci implique le mauvais œil du doute, de la vulgarité de la bassesse et de l’impureté du regard. » J’accepterai volontiers de signer ces phrases sans la moindre modification. A ce propos de la question, j’avais déjà envoyé ces phrases à Eric Chevillard.

 

 

L’autre jour au Jardin des Plantes Laurent Albarracin s’est gentiment moqué de ma réticence envers le questionnement. Alors que je lui demandais de façon un tantinet crispée « Et Mallarmé, ça t’intéresse ? ». Laurent s’est exclamé en souriant « Tu dis ces mots à la façon d’un dealer qui propose sournoisement de la drogue ! » L’interrogation serait ainsi pour moi une sorte de substance hallucinogène illicite. (...)

  

 

J’ai toujours trouvé les questions essentiellement vulgaires non seulement à leur niveau le plus bas par exemple l’indiscrétion journalistique mais aussi et peut-être même surtout à leur niveau prétendument élevé : l’interrogation philosophique, le questionnement socratique.  Essentiellement vulgaire autrement dit il y aurait pour moi une essence de la vulgarité et la question serait cette essence même. Ou encore la question désignerait la vulgarité de la pensée, l’acte de vulgarité de la pensée, l’acte de penser en tant que vulgarité, vulgarité qui serait celle de son après-coup. J’ai en effet le sentiment que la question n’est qu’un après-coup vulgaire de la réponse. J’ai le sentiment que la réponse apparait nécessairement antérieure à la question, que le plaisir de la réponse apparait nécessairement antérieur au désir de questionner. Le questionnement me semble donc le passe-temps vengeur de ceux qui souhaitent supplicier les réponses du fait de leur impuissance à sentir la multitude de réponses miraculeuses du monde. J’ai toujours eu le sentiment que le monde, les animaux, les végétaux et les minéraux (et parfois aussi les hommes et les femmes quand ils ressemblent à des végétaux, des animaux ou des minéraux) posent des problèmes plutôt que des questions. J’ai toujours eu le sentiment que le monde s’amuse ainsi à poser des problèmes comme des réponses, des réponses comme des problèmes, c’est à dire des problèmes de réponses et des réponses de problèmes.

 

 

« Nous sommes quelquefois traversés par la pensée que la question de la création littéraire  pourrait n’être pas très courtoise. Il nous parait qu’une certaine immoralité se glisse dans toute  interrogation de ce genre. C’est un mépris des manières que de mettre en avant une énigme  que nous n’avons pas de bonnes raisons de résoudre et qui de, de surcroit, ne sera pas résolue. » Cela ressemble un peu à des formules méditatives de G. Manganelli. Jacqmin et Manganelli se ressemblent par leur manière d’osciller entre l’impolitesse respectueuse et l’irrespect poli. Il y a aussi parfois des intonations proches de Cioran dans les phrases de Jacqmin « Nous ne voulons pas aggraver les circonstances de la création en y introduisant l’infamie de notre naissance. » Ou « On commence par l’être, on poursuit par le verbe être, et l’on aboutit au débraillé de la parole. » Ou encore des expressions telles que « dilettante de l’inerte » et aussi sa façon parfois un peu factice (purement rhétorique) d’employer le mot agonie.

 

 

J’ai aussi l’impression que Jacqmin s’attarde peut-être un peu trop sur la question du moi.    « Ce n’est pas tant de la nature de la création poétique qu’il s’agit dans la présente interrogation, que d’un questionnement inquiet sur une phase obscure et tortueuse de notre moi. » Il me semble en effet que l’instance du moi est parfaitement inutile au travail d’écriture. Cependant ce n’est pas un drame. Ce moi, il suffit de le mettre dans un placard avec ses chaussures ou dans une armoire avec ses chemises, et ainsi de l’oublier afin de travailler tranquillement, c’est aussi simple que cela. Le moi n’est qu’un vêtement parmi d’autres, un vêtement à travers lequel nous dissimulons en vain la nudité d’exister, la nudité à la fois terrible et heureuse de l’existence.

 

 

A propos de la tautologie il y a aussi cette remarque importante. « Nous manquons de courage pour examiner le sens de la tautologie. Dans celle-ci ci se déploie une répétition nécessaire, une volonté d’unifier, de faire disparaitre l’interrogation et la réponse dans une même interdiction de juger. La tautologie serait-elle ce mouvement circulaire dont le dessein psychologique inavoué serait celui de ne rien transgresser. »  

 

 

La tautologie serait ainsi du côté de la loi. La tautologie révèlerait la loi de la chose, la loi de l’insistance et de la subsistance des choses (l’insistance et subsistance des choses autrement dit ce que Deleuze appelle à la suite des stoïciens l’aïon.). Je préfère malgré tout la règle impure de l’apparition des choses. La règle impure de l’apparition des choses survient ainsi à la fois en dehors de la loi et de la transgression de la loi. La règle impure de l’apparition des choses donne ainsi à sentir le rituel obscène de la séduction du monde. Ce qui distingue aussi la loi et la règle c’est que la répétition nécessaire de la règle ne révèle pas un désir d’unifier, la répétition nécessaire de la règle affirme plutôt l’unicité en deçà de l’unité.

  

 

« Nous savons instinctivement que le risque de sombrer est plus grand lorsque nous évoquons le début d’une chose. »

 

Barthes se demandait aussi d’une manière semblable à propos de Bataille si le corps avait un commencement. « Le « commencement » est une idée de rhéteur : de quelle manière commencer un discours ? (…) Bataille pose la question du commencement là où on ne l’avait jamais posée : où commence le corps humain. » Il reste difficile de savoir si c’est un problème sophistique ou un problème existentiel. J’ai malgré tout le sentiment que celui pour qui le visage révèle le commencement du corps a un style d’existence distinct de celui pour qui le commencement du corps apparait révélé par la chevelure, le coude ou le foie.

 

 

 

 

Post-scriptum.

 

 

J’ai aussi commencé à lire Fatigues de P. Peuchmaurd. Il y a beaucoup de formules très drôles en particulier cette phrase que je trouve superbe. « Le monde appartient à ceux qui n’ont pas besoin de se lever. »

 

 

Pourrais-tu enfin me rappeler s’il te plait le titre du livre que Peuchmaurd t’a dédicacé, celui où il évoque entre autre la tautologie et le poète Kafka ? 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Cher Boris,

tu vois bien ce qui te rapproche de Jacqmin et ce qui t'en éloigne. Perçois-tu bien aussi son nihilisme méthodique et ironique ? (Dans la lignée d'un Cioran en effet.) Il y a chez Jacqmin une sorte de désespoir radical qui est aussi une forme d'humour.

 


Je suis d’accord avec ta mise au placard du moi (je pratique cela moi aussi dans ma poésie, la plupart du temps en tout cas).

 

Ce que tu dis de la tautologie et de la loi, et en quoi tu t'en démarques, c'est intéressant. "La règle impure de l'apparition des choses", la formule est belle et correspond parfaitement à ta manière. Je dirais moi que la tautologie ne cherche pas spécialement à tirer une loi générale des choses, mais au contraire la loi singulière des choses, si l'on peut dire cela, si c'est compréhensible. "Il n'y a de science que du général", dit Aristote. La poésie (et la tautologie), ce serait une science du particulier. Le propre de la tautologie, c'est de ramener la loi de la chose sur la chose, d'extraire un principe de la chose pour dire que ce principe de la chose est la chose. C'est pourquoi la tautologie a à voir avec la loi, oui, mais aussi avec l'événement unique, avec ce que j'appelle je ne sais plus où "l’hapax du même". Ce que j'essaie au fond de dire, de faire, dans ma poésie, c'est que l'unité des choses est aussi leur unicité (c'est dit quelque part dans Res rerum). En ce sens on se rejoint peut-être plus que tu ne le crois.

 

 

 

Bien à toi,

 

Laurent