Bonjour Laurent,

 

 

 

 

 

Autour de Savitzkaya

 

 

 

 

 

Je n’avais pas encore lu ton étude sur Savitzkaya. (J’étais embarrassé par le décalage de la pliure de la double page de photocopie.) Eh bien, c’est un texte somptueux. J’avais déjà l’intuition que tu disposais des aptitudes pour dire les formes particulières de l’écriture de Savitzkaya. Voilà, j’en ai maintenant la certitude. Je trouve que c’est ton plus beau texte critique et de très loin. Il y a un geste de connivence précieuse qui ourle le texte. C’est pourquoi je n’ose te demander ce que Savitzkaya en a pensé. Quant à moi, j’y acquiesce quasi intégralement.

 

 

 

Ce qui étrange chez Savitzkaya, c’est qu’il semble écrire avec des mots à la fois usuels et inventés, des mots usés par l’invention comme inventés par l’usage et c’est cet usage de l’invention même qui est extrêmement érotique. Le mot égoïne par exemple semble un mot fictif et pourtant c’est un mot de menuisier ou de jardinier. Il y a du bricoleur en Savitzkaya, un bricoleur d’hallucinations, un bricoleur de la suavité hallucinatoire, un ajusteur d’esquisses subtilement salaces. Les textes de Savitzkaya semblent écrits comme en rêve. Les phrases y apparaissent décapitées à coups d’ellipses lascives. Ce que tu dis à propos de la décapitation comme décapage de fraicheur et aussi de la blessure comme trace incitatrice de métamorphose, c’est superbe. Suavité exhaustive de Savitzkaya.

 

 

 

« Le merveilleux fonctionne. »

 

L’œuvre de Savitzkaya révèle en effet le fonctionnement du merveilleux. En cela, l’écriture de Savitzkaya est profondément enfantine. « Mon enfance perdue c’est mon seul avenir possible. » L’enfant apparait en effet comme celui qui essaie de trouver un usage à sa fantaisie. L’enfant cherche toujours à savoir comment fonctionnent les choses et afin de le découvrir il propose toujours spontanément des hypothèses absurdes ou délirantes. L’enfant est un fonctionnaliste fantasque. Pour l’enfant, la fantaisie n’est pas une façon de sortir du monde, c’est à l’inverse une manière de faire usage du monde, fonctionnement fantasque de l’usage qui ressemble à l’érosion érotique que tu évoques.

 

 

 

La patine des textes de Savistkaya vient d’une sorte de partouze artisanale, la partouze artisanale de l’enfance même. Les poèmes de Savitzkaya ne sont pas patinés par la vieillesse, ils semblent plutôt patinés par l’enfance, par l’érosion de l’enfance, par l’érosion instantanée de l’enfance, par le feu d’érosion instantanée de l’enfance, par le feu d’amnésie instantanée de l’enfance, par l’épidémie d’érosion de l’enfance, l’épidémie d’érosion instantanée de l’enfance.

 

 

 

« Puissance de contagion par contact que le poète ne cesse de louer et de fêter. »

 

Propagation et duplicité, contagion et ambiguïté, épidémie et équivoque. Savitzkaya est ainsi le poète de la propagation duplice, de la contagion ambigüe et de l’épidémie équivoque. Il y a une contamination effrénée (forcenée) des règnes, une propagation démente des royaumes dans l’écriture de Savitzkaya. « Et des caresses furent échangées au nom de toutes les créatures. » C’est comme si chez Savitzkaya, le geste du toucher était toujours déjà une invitation exaltée à la transformation quasi immédiate.

 

 

 

 

 

Il y a aussi encore en effet « quelque chose de chamanique (…) au sens d’un mouvement double et contraire de décorporation et de réincorporation. » chez Savitzkaya. En cela Savitzkaya est proche de Volodine. (Il y aurait aussi un chamanisme (discret) d’E. Chevillard. Éric est un lecteur enthousiaste de ces deux auteurs). Ce chamanisme qui multiplie des successions de dématérialisations et de rematerialisations viendrait sans doute de Rimbaud (ou peut-être encore de Nerval). 

 

 

 

La poésie de Savitzkaya ressemble à une composition de particules, à une incessante  composition, décomposition et recomposition de particules instantanées. Savitzkaya écrit comme il compose, décompose et recompose l’apparition et la disparition du monde à chaque instant. Pour Savitzkaya le monde évolue à chaque instant c’est-à-dire le monde à la fois se développe et se désintègre à chaque instant comme un rêve lascif de la matière.

 

 

 

Ce sont d’ailleurs ces dématérialisations fugaces de la poésie de Savitzkaya, cette indécidabilité entre le matériel et l’immatériel, entre le vivant et le mort aussi, entre le vivant matériel et le mort immatériel, entre le mort matériel et le vivant immatériel qui me gênent parfois, même si c’est aussi le charme de cette poésie. Et c’est là ma difficulté de lecteur de Savistzkaya, à savoir que son charme vaguement m’agace.

 

 

 

Il y a quelque chose comme une pourriture enchantée dans la poésie de Savitzkaya. Pour Savitzkaya, la décomposition provoque la féerie. Par cette proclamation enchanteresse de l’ordure, du détritus, de la souillure, Savitzkaya ressemble à la fois à Apollinaire (L’Enchanteur Pourrissant), à Baudelaire (Une Charogne) et parfois aussi à Huysmans. « Qu’est-ce que le corrompu sinon le suprêmement expansif ? Le rêve de putréfaction ne se sépare pas de la rêverie multipliante (…) Car la vie pourrie c’est de la vie défaite ; mais cette vie justement parce qu’elle est défaite, nous semble répandue, fourmillante, suprêmement active. (…) La mort rompt un équilibre organique : mais cette rupture aboutit justement à délivrer la puissance vitale qui se trouvait jusqu’alors enfermée dans un corps, soumise à la loi d’un métabolisme. Dans le cadavre la vie retrouve sa pleine liberté, elle est tout élan, tout désir. Le lyrisme baudelairien de la putréfaction nous peint la mort comme une vie superlative et déchainée. »  J.P Richard

 

 

 

« Etre double et un. Voilà ce qui semble le fantasme absolu. »

 

La poésie de Savitzkaya pullule d’emboitements et de déboitements prismatiques. Savitzkaya  à la fois polit et cisèle des prismes de pourriture, les prismes de pourriture du plaisir, les prismes de salissures du plaisir, les prismes de spasmes du plaisir, les prismes de pourriture spasmodique du plaisir.

 

 

 

« C’est une des grandes forces de cette poésie que de réussir à imposer un parallèle évident entre le fait de nommer et les gestes du corps que sont par exemple, l’éjaculation, le crachat ou la défécation. » 

 

En effet, Savitzkaya est un extraordinaire écrivain de la sécrétion, un extraordinaire rhétoricien de la salivation surtout. « Il devra d’abord digérer le monde avec sa salive afin de le rendre visible et limpide. » Savitzkaya révèle la sécrétion même du langage. Savitzkaya donne à sentir l’écriture comme sécrétion secrète du langage. Savitzkaya offre au lecteur des sécrétions de phrases, des secrétions de phrases comme volutes de volupté, volutes de pourriture de la volupté, volutes de salissures de la volupté, volutes de saloperies de la volupté.

 

 

 

« La thématique sexuelle n’est évidemment pas étrangère au parfum sulfureux qui les entoure, dont ils embaument. L’équivoque fonctionne d’ailleurs à double sens : tel mot du registre sexuel, par sa réitération et son contact avec d’autres mots, aura tendance à perdre ce caractère sexuel. »

 

Etrangement l’aspect sulfureux de la poésie de Savitzkaya vient aussi de son flou, de l’acuité de son flou, de l’acuité floue de son souffle, de l’acuité floue de sa salive. Savitzkaya salive le souffre. Savitzkaya salive les litanies du soufre. Savitzkaya salive les litanies anatomiques du soufre. Savitzkaya salive le souffle du soufre, les litanies de souffle du soufre. Savitzkaya salive les litanies de la souillure, les litanies de souillures du souffle, les litanies de souillures du soufre, les litanies de souillures du souffle sulfureux.

 

 

 

L’utilisation pourtant littérale des termes d’anatomie par Savitzkaya a une très grande puissance d’évocation, de suggestion syllabique. Carotte de titane de la carotide, putain occise de l’occiput, sollicitude illicite de l’os iliaque, éther noueux du sternum.

 

 

 

 

 

Savitzkaya s’ébat l’intérieur des éléments, à l’intérieur de l’indécidable des éléments, à l’intérieur du flux indécidable des éléments, à l’intérieur du vortex des éléments, à l’intérieur du vortex d’évolution, d’évolution indécidable des éléments. Savitzkaya s’ébat à l’intérieur de la litanie des éléments, de la litanie aléatoire des éléments, de la litanie de suavité des éléments, de la litanie de suavité aléatoire des éléments. Savitzkaya prend des bains d’éléments, des bains d’éléments divers. Savitzkaya se lave avec des éléments divers, avec l’évolution d’éléments divers, avec l’évolution aléatoire d’éléments divers.

 

 

 

Savitzkaya se lave sans savoir avec quoi exactement. Savitzkaya se lave avec sa salive. Savitzkaya se lave avec la litanie de sa salive. Savitzkaya se lave avec la litanie de non-savoir de sa salive, la litanie de non-savoir aléatoire de sa salive. Savitzkaya se lave avec la célébration, avec la salive de la célébration, avec la louange, avec la salive de la louange, avec la litanie de salive de la célébration, avec la litanie de salive de la louange. Savitzkaya se lave avec les salissures de la célébration, avec les salissures de la louange, avec la litanie de salissures de la célébration, avec la litanie de salissures de la louange, avec les saloperies de la célébration, avec les saloperies de la louange, avec la litanie de saloperies de la célébration, avec la litanie de saloperies de la louange. Savitzkaya se lave avec des cicatrices, avec des constellations de cicatrices, avec des constellations de cicatrices aléatoires, avec les constellations de cicatrices aléatoires de la célébration, avec les constellations de cicatrices aléatoires de la louange. 

 

 

 

Savitzkaya se lave avec l’excitation de sa salive, avec l’excitation aléatoire de sa salive, avec la litanie d’excitation de sa salive, la litanie d’excitation aléatoire de sa salive, avec les cicatrices d’excitation de sa salive, avec les constellations d’excitation de sa salive, avec la scie d’excitation de sa salive. Savitzkaya se lave comme se saoule avec l’excitation de sa salive, avec l’excitation aléatoire de sa salive, avec les cicatrices d’excitation aléatoire de sa salive.

 

 

 

Savitzkaya se lave avec le temps. Savitzkaya se lave avec l’usure du temps, avec la litanie du temps, avec la litanie d’usure du temps, avec la salive du temps, avec la salive d’usure du temps, avec la litanie de salive du temps, avec la litanie de cicatrices du temps, avec la litanie de cicatrices aléatoires du temps, avec la litanie de salive aléatoire du temps. Savitzkaya se lave avec l’oisiveté du temps, avec l’usage d’oisiveté du temps, avec les tournures d’oisiveté du temps, avec les tournures d’usage du temps, avec les cicatrices d’oisiveté du temps, avec les cicatrices d’usage du temps, avec les cicatrices d’oisiveté usagée, avec les cicatrices d’usage oisif du temps, avec les cicatrices de salive du temps, avec les constellations de cicatrices du temps, avec les constellations de salive du temps.

 

 

 

Savitzkaya se lave avec je ne sais quoi. Savitzkaya se lave avec les cicatrices de je ne sais quoi, avec la constellation de cicatrices de je ne sais quoi, avec la constellation de salive de je ne sais quoi, avec les cicatrices de salive de je ne sais quoi.

 

 

 

Savitzkaya se lave avec le vide. Savitzkaya se lave avec les cicatrices du vide, avec la litanie de cicatrices du vide. Savitzkaya se lave avec la salive du vide, avec les cicatrices de salive du vide, avec la constellation de salive du vide, avec la constellation de cicatrices du vide. Savitzkaya se lave avec la couleur du vide, avec la litanie de couleur du vide, avec les cicatrices de couleur du vide, avec la salive de couleur du vide.

 

 

 

Savitzkaya se lave avec des clous. Savitzkaya se lave avec des litanies de clous, avec des cicatrices de clous, avec les litanies de clous du vide, avec les cicatrices de clous du vide. Savitzkaya se lave avec les clous de la salive, avec la litanie de clous de la salive, avec les cicatrices de clous de la salive, avec la constellation de clous de la salive. Savitzkaya se lave avec les clous de la couleur. Savitzkaya se lave avec les clous de couleur du vide, les clous de couleur du temps, les clous de couleur du vide du temps. Savitzkaya se lave avec les cicatrices de couleur du vide du temps, les constellations de couleur du vide du temps, la litanie de couleur du vide du temps, la salive du vide du temps, les cicatrices de salive du vide du temps, la constellation de salive du vide du temps, la salive de couleur du vide du temps.

 

 

 

Savitzkaya se lave avec le vide de quoi. Savitzkaya se lave avec la litanie de vide de quoi, avec les cicatrices de vide de quoi, avec les constellations de vide de quoi, avec la salive de vide de quoi, avec la couleur de vide de quoi. Savitzkaya se lave avec la litanie de salive du vide de quoi, avec les cicatrices de salive du vide de quoi, avec les constellations de salive du vide de quoi, avec les clous de salive du vide de quoi, avec la scie du vide de quoi, avec la scie de salive du vide de quoi. Savitzkaya se lave avec la couleur du vide de quoi, avec la litanie de couleur du vide de quoi, avec les constellations de couleur du vide de quoi, avec les clous de couleur du vide de quoi, avec la salive de couleur du vide de quoi.

 

 

 

Savitzkaya se lave avec l’âge de quoi, avec l’âge de quoi du temps. Savitzkaya se lave avec les cicatrices de quoi du temps, avec les cicatrices de vide de quoi du temps, avec les cicatrices d’âge de quoi du temps, avec la constellation de vide de quoi du temps, avec la constellation d’âge de quoi du temps, avec la litanie de vide de quoi du temps, avec la litanie d’âge de quoi du temps, avec la salive de vide de quoi du temps, avec la salive d’âge de quoi du temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

merci de ta lecture de "mon" Savitzkaya, et de l'étonnant développement que tu en tires. Développement très "wolo" mais juste aussi sur l'univers poétique de Savitzkaya.

 

Ta méthode de lecture tient quasiment de la kabbale phonétique. Le dernier paragraphe de ton texte (ou bien c'est moi qui aie des hallucinations) semble venir tout droit des lettres du nom même de Savitzkaya. Je me trompe ?

 

Au fond tu es bien plus kabbaliste que Jaffeux, à cet égard. J'utilise moi aussi beaucoup la paronomase pour rédiger mes textes notamment "critiques", mais toi, ce qui ne m'étonne pas, tu en fais quasiment un système, une sorte de développement pullulant ou entropique, et c'est évidemment très fertile.

 

(…)

 

Pour répondre à ce que tu dis à propos du monde et/ou des choses, Ivar considère que toi aussi tu crées un monde (quand moi par contre j'en reste aux choses). Je suis d'accord avec lui (A oui c'est bien un monde, une sorte de nouveau monde, non ?). Ou bien, si ce n'est un monde que tu crées, ce serait... une langue. Tu écris, penses, vis en "wolo". Et les mots du "wolo", comme les mots de Savitzkaya sont très savitzkayens, sont très reconnaissables : on lit du "wolo".

 

Bien à toi,

 

Laurent