Divagations de la Méthode 005 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

 

(…) Je t’envoie quelques esquisses de méditations.  

 

 

Une phrase étrange de Scutenaire « Il me semble que l’on puisse penser que peut-être l’âme est une apparence de la matière indestructible et qu’elle est, comme toutes les apparences dans leur particulier, mortelle. » 

 

 

Aucune chose n’est interdite malgré tout chaque chose apparait taboue. Chaque chose apparait taboue parce que la déclaration de chaque chose doit trouver de manière nécessaire à la fois son temps et son lieu. Ainsi chaque existence dispose du pouvoir de dire chaque chose. Malgré tout chaque existence ne dispose pas du pouvoir de dire une chose n’importe où et n’importe quand. Pour déclarer une chose, il apparait à chaque fois nécessaire de déclarer cette chose en un temps et un lieu précis. 

 

 

 

« L’acception du terme rituel obéit à la même histoire que le terme fétiche. »  S. Pey

 

Je dirais plutôt : c’est exclusivement du point de vue de l’histoire que le rituel et le fétiche sont reliés. L’histoire c’est justement l’instance qui tend à fétichiser les rituels. En dehors de l’histoire malgré tout c’est-à-dire à l’intérieur de la mythologie, à l’intérieur de la géographie de météores de la mythologie, le rituel apparait non-fétichiste. A l’intérieur de la mythologie, la volonté du rituel affirme à l’inverse le geste de détruire le désir de fétichisme. L’art apparait ainsi comme une forme de rituel non fétichiste. 

 

 

« 1. Tout vrai poème est un secret rendu public. 2. Tout poème est un secret qui se transmet à d’autres secrets. »  S. Pey 

 

 

Une phrase du peintre allemand Gerhard Richter dans un documentaire à la télévision. Richter dit que dans un premier temps il est pour lui difficile d’exposer aux yeux de tous des tableaux qu’il a peints de manière intime et secrète. Et que cependant dans un deuxième temps cette réticence s’inverse et qu’il utilise alors les tableaux exposés pour parvenir à se cacher derrière. La réalisatrice du documentaire lui demande alors « Qu’est-ce que vous voulez dire par là exactement ? » Richter éclate de rire et répond « Je ne sais pas exactement, pourtant c’est bien cela. » Cette remarque de Richter serait à rapprocher de quelques phrases de Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la Volonté. « Il faut montrer beaucoup pour cacher peu et c’est du côté de cette montre prodigieuse que nous avons à utiliser l’imagination. » L’artiste imaginatif serait ainsi celui qui a besoin de montrer le monde pour pouvoir ensuite y rester en paix. L’artiste imaginatif serait celui pour qui la seule manière efficace de se reposer c’est de montrer l’intégralité du monde. L’artiste imaginatif montre le beaucoup du monde, le beaucoup immense du monde afin de s’abriter ensuite à l’intérieur du beaucoup immense du monde. Je nuancerais ainsi la phrase de Bachelard. En effet je n’ai pas le sentiment que l’artiste imaginatif montre le monde pour s’y cacher. J’ai plutôt le sentiment que l’artiste imaginatif a d’abord besoin de montrer le monde et qu’ensuite seulement il trouve que cette monstration du monde apparait comme un espace magnifique pour s’y reposer, un espace magnifique pour y rester en paix, un espace magnifique pour s’y tenir en paix.

 

 

 

Selon M. Houellebecq « Notre monde n’est plus digne de poésie. ». Cette formule me semble très discutable. J’ai en effet le sentiment que ce qui relie le monde et la poésie n’est pas une question de dignité ou de respect. Le monde n’a pas à être digne de la poésie, le monde n’a pas à respecter dignement la poésie et de même à l’inverse la poésie n’a pas à être digne du monde, la poésie n’a pas à respecter dignement le monde. Chesterton remarquait à ce propos que le respect est la valeur de ceux qui ont perdu la foi. Même si je n’ai pas la foi, j’ai malgré tout encore confiance, une forme de confiance paradoxale, une forme de confiance à l’intérieur même du désespoir, une forme de confiance athée. Ce qui relie ainsi la poésie et le monde ce serait précisément cela, une forme de confiance immanente, une forme de confiance immanente athée. C’est pourquoi la relation entre la poésie et le monde n’est pas une question de dignité, une question de respect digne, c’est plutôt un problème d’extase. Ce qui relie la poésie et le monde c’est le geste d’une réponse d’extase. Celui qui écrit répond de manière extatique à la présence du monde comme le monde répond de manière extatique à la présence de celui qui écrit. 

 

 

L’imbécillité sournoise de Houellebecq c’est de confondre le monde et la société des hommes. Cette façon d’indifférencier le monde et la société des hommes est la preuve de son assujettissement à une logique capitaliste. Il y a finalement une hypocrisie assez répugnante dans cette formule de Houellebecq parce qu’elle laisse croire que le monde est devenu si abject que la poésie n’a plus quoi que ce soit à en dire, alors que c’est à l’inverse Houellebecq lui-même qui n’a plus assez d’audace et de joie pour essayer de sentir et de dire la présence miraculeuse du monde, l’immanence miraculeuse du monde. 

 

 

Le cosmonaute Mickael Collins raconte que pendant les quelques révolutions qu’il a effectuées seul autour de la lune en attendant le retour de ses deux compagnons Armstrong et Aldrin qui étaient partis marcher sur la lune, il contemplait parfois très longtemps la Terre et il avait alors le sentiment intense à la fois de sa beauté et de sa fragilité. Ainsi aller presque sur la lune à savoir tourner longtemps autour de la lune sans jamais y poser le pied c’est aussi sentir la beauté prodigieusement fragile de la planète Terre. 

 

 

« Les hommes ont oublié beaucoup de choses étranges, mais leur manque de mémoire le plus universel et le plus catastrophique, c’est d’avoir oublié qu’ils vivent sur une étoile. » Chesterton 

 

 

 

« La métaphore est plus subtile que son créateur. » Lichtenberg 

 

 

« Un homme doit pouvoir atteindre plus qu’il ne peut saisir, ou qu’est-ce qu’une métaphore ? »  Robert Browning (cité par Mc Luhan dans Pour Comprendre les Medias) 

 

 

 

« Les épées qui font les plus grandes conquêtes sont celles serties de diamants. »  Lichtenberg 

 

 

« Le monde n’existe pas pour que nous le connaissions mais pour que nous nous construisions en lui. C’est une idée kantienne. »   Lichtenberg 

 

 

« Il n’y avait rien dans son cerveau que son corps en miniature. (…) Il pensait d’après son visage. »   Lichtenberg

 

Voilà ainsi une manière de résumer de manière impeccable l’œuvre de Chazal sans l’avoir jamais lue et même avant qu’elle soit écrite. 

 

 

 

« Pour tracer une limite à la pensée, il faut pouvoir penser les deux côtés de cette limite. »   Wittgenstein.

 

 

 

« Prises de tous les côtés, les choses sont obscures à notre esprit, mais cette obscurité vaut parfois mieux que la vision claire d’un seul côté. »   Lichtenberg 

 

 

Le défaut de la raison (et aussi de la loi autrement dit de la loi rationnelle) est que lorsqu’elle conçoit une limite, elle ne pense qu’un côté de cette limite. Pour la raison, la limite est obligatoirement un infini. Pour la raison, ce qui limite c’est l’infini même. La pensée rationnelle ne peut jamais faire l’expérience des deux côtés à la fois d’une limite. La pensée rationnelle est justement ce qui n’atteint une limite que d’un côté. 

 

 

A l’inverse la déraison c’est-à-dire l’intuition ou l’imagination (la déraison de l’intuition, la déraison de l’imagination) apparait apte à sentir les deux côtés d’une limite. La déraison cependant ne pense pas les deux côtés d’une limite. La déraison a plutôt la sensation ou le sentiment des deux côtés d’une limite. La déraison ne pense pas la limite en tant qu’infini. La déraison a la sensation de la limite comme une trajectoire, une trajectoire entre deux matières, une trajectoire entre deux espaces ou une trajectoire entre deux temps. Pour la déraison de l’intuition, pour la déraison de l’imagination, la limite apparait comme une trajectoire à la fois de coïncidence et de dissociation, une trajectoire à la fois de contact et de déchirure. La raison pense la limite en tant que loi, loi de l’infini. La déraison a la sensation de la limite comme règle, comme règle du transfini. 

 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt                     Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut Boris,

 

elle est étrange cette phrase de Wittgenstein : « Pour tracer une limite à la pensée, il faut pouvoir penser les deux côtés de cette limite. »  Étrange parce qu'elle me semble contradictoire avec une autre phrase très connue du même : "ce dont on ne peut parler il faut le taire". S'il n'y a pas d'au-delà du pensable et du dicible, comment peut-il concevoir qu'on puisse tracer une limite à la pensée en connaissant ce qu'il y a derrière cette limite ?

 

Quand même t'es vachement hégélien quand tu dis ça :

 

"A l’inverse la déraison c’est-à-dire l’intuition ou l’imagination (la déraison de l’intuition, la déraison de l’imagination) apparait apte à sentir les deux côtés d’une limite. La déraison cependant ne pense pas les deux côtés d’une limite. La déraison a plutôt la sensation ou le sentiment des deux côtés d’une limite. La déraison ne pense pas la limite en tant qu’infini. La déraison a la sensation de la limite comme une trajectoire, une trajectoire entre deux matières, une trajectoire entre deux espaces ou une trajectoire entre deux temps. Pour la déraison de l’intuition, pour la déraison de l’imagination, la limite apparait comme une trajectoire à la fois de coïncidence et de dissociation, une trajectoire à la fois de contact et de déchirure. La raison pense la limite en tant que loi, loi de l’infini. La déraison a la sensation de la limite comme règle, comme règle du transfini. "

 

Certes tu dis que ça n'est pas la raison qui dialectise les opposés, qui résout leur contradiction, et que c'est plutôt la déraison (l'intuition ou l'imagination) qui a la sensation (et non la pensée, j'entends bien) des deux côtés d'une limite, mais c'est une déraison qui raisonne malgré tout assez dialectiquement me semble-t-il (la limite comme trajectoire à la fois de coïncidence et de dissociation). Cela me fait penser au fameux point de l'esprit où le haut et le bas, etc. cessent d'être perçus contradictoirement.

 

Moi je n'aurais pas de mal à appeler cela une raison poétique, une pensée poétique. Pour moi le paradoxe ne fout pas par terre la raison, il est encore un territoire de la pensée, le lieu où la pensée est la plus raisonnante et résonnante. Je me demande si tu n'es pas un raisonneur (pardon !) qui utilise le terme de sensation (comme Chazal celui de volupté) pour penser plus loin, pour raisonner plus avant, à la pointe extrême de la pensée...

 

Mais je te tire vers moi et à quoi bon ? Tout ça n'est sans doute qu'une question de tempérament, de caractère, comme tu dis. Toi tu serais un mystique (étant entendu qu'aucun de nous n'est croyant, ne croit en quelque transcendance) au sens où tu fais l'expérience d'un contact avec l'absolu (par l'intuition, disons), quand moi je suis plutôt un gnostique, c'est-à-dire quelqu'un qui cherche à approcher de cet absolu par la connaissance (par la pensée poétique, disons). Je dis ça comme ça, pas sûr que ma distinction soit très pertinente.

 

Bien à toi,

 

Laurent

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Laurent, 

 

 

 

Je sais avec certitude, avec une certitude tranquille, que je ne suis pas rationaliste et cela  quand bien même de grands rationalistes parfois me plaisent. D’abord Lichtenberg et Diderot. Cependant la raison ne parvient à charmer et à plaire que trop rarement, même chez quelqu’un comme Ponge auquel tu fais allusion avec la formule de raison poétique. Ponge évidemment me plait beaucoup, cependant ce n’est pas la puissance de la raison qui chez Ponge me plait, ce serait plutôt la sagesse sobre de sa sensualité. 

 

 

Je viens à ce propos de découvrir un livre posthume de Ponge intitulé Pages d’Atelier. Il y a parfois des textes superbes. Par exemple ceux à propos de la meule de paille, de l’ardoise, de l’olivier, de l’huile ou encore de Chardin. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                        A Bientôt                    Boris