Brindilles de Méditation pour Les Oiseaux. 

 

 

 

Bonjour Laurent,

 

 

 

J’ai d’abord pensé à Michaux, l’aspect fable métaphysique, et à Eric, le problème de la substitution indécidable. A la lecture de ton livre il est en effet impossible de deviner si tu décris les hommes en parlant des oiseaux ou à l’inverse les oiseaux en parlant des hommes. J’ai donc l’impression que c’est un texte allégorique. En cela il serait assez proche de Mon Etoile Terreuse. Reste à savoir ce que les oiseaux allégorisent. Les oiseaux seraient l’allégorie de l’oisiveté, oisiveté qui parvient à transformer les œufs en poupées russes et même en poupées-ruses. « Ils mettent les œufs dans les œufs. » 

 

 

L’oiseau ce serait ainsi l’homme à la fois oisif et invisible (l’Oblomov de l’oblativité peut-être). « La grande force des oiseaux est de passer inaperçus, de se tenir au lieu même de l’inaperçu. C’est à cet endroit qu’ils travaillent, qu’ils ravaudent incessamment le monde, le cousent à sa suture insue, à l’espèce de cicatrice ouverte dont ils sont le trajet. » Devenir invisible, ce serait ainsi une manière d’essayer de devenir la cicatrice du vide, la cicatrice de distinction du vide, c’est-à-dire la cicatrice par laquelle le vide nous distingue. « Les oiseaux sont des dieux, des dieux que rien ne distingue et que rien ne vénère. Que le rien distingue et que le rien vénère. » Cela serait évidemment à rapprocher de l’idée du devenir imperceptible de Deleuze. « L’imperceptible, caractère commun de la plus grande vitesse et de la plus grande lenteur. (…) Là nous n’avons plus de secret, nous n’avons plus rien à cacher. C’est nous qui sommes devenus un secret, c’est nous qui sommes cachés, bien que tout ce que nous faisons, nous le fassions au grand jour et dans la lumière crue. » (Dialogues) 

 

 

Devenir imperceptible c’est aussi chercher à devenir la proie de la foule afin de se métamorphoser en roi, en aigle royal. « Ils se fondent dans la masse pour fondre sur elle. » Devenir imperceptible c’est ainsi essayer de devenir une sorte de proi. L’oiseau apparait alors comme la proie paralysée de lui-même. « Car leur hiératisme est une prédation, une manière métamorphique de chasser, de sidérer la proie qu’ils sont, de fondre sur eux-mêmes et de s’y souder, de s’y coaguler à l’arc de la vitesse la plus immobile, la plus instantanée. » 

(Je recopie ces phrases au rythme du cri des éperviers parmi le jardin dehors. Il y a quelques jours, un épervier est même venu s’accrocher soudain à la croisée de la fenêtre de la pièce où je travaille.) 

 

 

C’est pourquoi aussi la question du pouvoir se pose si étrangement pour toi. Cette question du pouvoir n’est pas celle du pouvoir politique, c’est plutôt celle du pouvoir magique. Tu le dis d’ailleurs explicitement. « Ils ont des pouvoirs, des dons qu’ils se transmettent de couvée en couvée, des pouvoirs inutiles et dérisoires, de magnifiques pouvoirs dont ils font grande dépense, qu’ils jettent en l’air par la fenêtre, des pouvoirs magiques comme celui, vraiment extraordinaire celui-là, de n’en rien laisser deviner. » 

 

 

« Le bras cassé sous le bandage d’une aile, ils se promènent. » Subtile formule, c’est sans doute une façon de réécrire en filigrane l’Albatros de Baudelaire (et encore « Les ailes leur font un grand manteau de gêne. »). 

 

 

Il y a aussi une phrase qui m’intéresse sans que je parvienne à la comprendre. « L’étude du comportement des oiseaux est la minéralogie. » Que veux-tu dire ainsi ? 

 

 

 

« En ville les oiseaux souvent regardent par les fenêtres. Cela leur fait drôle de regarder par les fenêtres et cela leur est une manière de s’élancer, comme sous le coup d’un souvenir qui passe dans la rue et qu’ils regardent par les fenêtres.  » 

Très élégant paragraphe je trouve, surtout cette phrase « s’élancer comme sous le coup d’un souvenir qui passe dans la rue… » Oui en effet, le coup lancinant du souvenir à la fenêtre, le coup lancinant du souvenir qui s’incruste à la surface de la fenêtre, l’ecchymose diaphane du souvenir qui s’incruste à la surface de vide de la fenêtre. La fenêtre c’est précisément aussi une forme de vide qui nous distingue, qui nous distingue à la fois comme énigme et comme ouverture, comme énigme de l’ouvert, comme énigme d’ouverture du cela.   

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris, je te réponds enfin. J'ai été pris par des travaux sur la maison. On n'en voyait pas le bout mais ça y est, la terrasse est faite, stable, le sol n'est plus désagréablement mouvant.

 

Merci de ta lecture très juste de mes Oiseaux. Bien évidemment il y a un aspect allégorique dans ce texte et je crois tout bêtement que les oiseaux représentent ici les poètes, ou le peuple des poètes. Même si j'ai pu dire que je ne croyais pas à une poésie populaire (comme Ivar), j'aurais tendance à croire à un peuple poétique, une sorte de communauté de solitaires (je crois que l'expression est de Quignard).

 

La phrase "L'étude du comportement des oiseaux est la minéralogie" s'entend au regard des images qui accompagnent le texte. Il me semble que les collages de Maëlle De Coux disent bien ce figement des oiseaux dans une sorte de vitesse pétrifiée, ce vol devenu pierre qu'ils sont. Et puis j'aime bien faire se rejoindre la vitesse et l'immobilité, la pétrification par l'image. Il y a dans les oiseaux de la collagiste quelque chose comme du temps devenu géologique par soudure d'instants mis en rapport. Bref.

 

A propos de drôles d'oiseaux, je suis en ce moment en vacances en Bretagne (Finistère sud) et hier nous sommes allés à Douarnenez où j'ai fait deux belles rencontres : Laurent Beaufils, biographe de Malcolm de Chazal (à la Différence),  il tient une librairie d'assez bonne qualité, "L'Ivraie". Et, autre rencontre émouvante, Frédéric Poulot, le fils de Georges Perros, qui pour sa part tient une brocante ou bric à brac (avec quelques livres d'occasion). Voilà, c'est ça mes Oiseaux, c'est Laurent Beaufils et Frédéric Poulot qui vivent de part et d'autre de la halle de Douarnenez et qui sont des univers poétiques qui se touchent et qui s'ignorent. Je trouve ça émouvant, l'ignorance des univers, pas toi ?

 

Bon, sinon j'ai emporté Table, chaise, papier, que je suis en train de lire et je ne désespère en faire un compte rendu en août ou septembre.

 

Bon été à toi Boris.

 

Laurent