Age

 

 

 

 

 

 

 

Chaque homme a deux âges, son âge naturel, celui du nombre des années qu’il a vécues et son âge rituel, c’est à dire l’âge de son sommeil, âge rituel du sommeil qui reste à la fois inconnu et indestructible.

 

 

 

L’âge intense n’est pas l’âge naturel. L’âge intense c’est l’âge rituel, c’est à dire celui du nombre de fois où la chair tombe en possession du sommeil comme déclare avec exactitude la sensation du bonjour.

 

 

 

Chaque geste a un âge particulier. Le geste de l’au revoir n’affirme pas le même âge que le geste de manger. Le geste de manger n’affirme pas le même âge que le geste de respirer. Le souci du sens est d’unifier les âges multiples des gestes en une chronologie linéaire. A l’inverse la jubilation d’exister révèle les âges multiples de chacun des gestes comme la forme paradoxale d’un pacte de dissociations du temps à l’intérieur de la chair.

 

 

 

A l’instant du plaisir, l’âge d’un corps devient innombrable. A l’instant du plaisir, l’âge d’un corps apparait comme la prolifération de translucidité des coïncidences du temps.

 

 

 

 

 

La suite par laquelle les événements d’une existence surviennent a une valeur symbolique plus intense que ces événements eux-mêmes. Un homme qui rencontre le Christ à 10 ans et qui lit la Bible à 70 ans quelques jours avant sa mort apparaitra très différent d’un homme qui lit la Bible à 10 ans et qui rencontre le Christ à 70 ans quelques jours avant sa mort.

 

 

 

Si une chair devenait immortelle et devenait ainsi apte à imaginer à loisir l’intégralité des événements de son existence, les événements eux-mêmes n’auraient plus aucune valeur. Ce qui donnerait uniquement une valeur symbolique à ces événements ce serait la forme de leur apparition à l’intérieur du temps, c’est à dire la composition de leur suite. La chair de l’immortalité parviendrait ainsi à déclarer la syncope d’apocalypse des phrases de temps provoquées par la suite des événements de l’existence.

 

 

 

 

 

Revivre exactement la même vie mais à l’envers, dans l’autre sens, de l’instant de sa mort à l’instant de sa naissance. Cette deuxième vie serait semblable à une réversibilisation gratuite du temps, inversion qui provoquerait une forme de révélation étrange, la révélation humoristique du toujours déjà connu. Cette vie rencontrée dans l’autre sens apparaitrait ainsi aussi étonnante et imprévisible qu’une autre vie.

 

 

 

Il serait élégant d’inventer une forme d’existence à double temporalité, à temporalité de sens inverses. L’existence apparaitrait composée comme une forme de temps entrelacés, comme un pacte de temps. Il y aurait la temporalité de la veille qui commencerait à la naissance et qui avancerait jour après jour vers la mort et la temporalité du sommeil dont la trajectoire serait inverse à celle de la veille, la temporalité du sommeil commencerait à la nuit de la mort pour revenir de nuit en nuit jusqu’à la nuit de la naissance. Le premier jour d’éveil coïnciderait ainsi avec la dernière nuit de sommeil, le deuxième jour d’éveil avec l’avant dernière nuit de sommeil et ainsi de suite jusqu’à parvenir au dernier jour d’éveil qui coïnciderait avec la première nuit de sommeil. L’existence ressemblerait ainsi à une étreinte rituelle, une embrassade absurde et étrange de veilles et de sommeils inexorables.

 

 

 

Une forme de métempsycose à l’envers. Penser qu’un jour un autre que moi, Boris Wolowiec né le 4 Décembre 1967 à Angers, renaitra dans mon propre corps, dans mon corps tel que je l’aurai abandonné à l’instant de ma mort.

 

 

 

Si nous devions retourner à l’intérieur du vide antérieur au temps à l’âge de 30 ans afin d’y aller chercher notre âme, qui aurait sans honte l’audace d’accomplir ce geste ?

 

 

 

 

 

Une forme d’existence où l’âge de la mort et l’intégralité des événements de la vie sont fixés dès la naissance et où cependant chacun a le pouvoir de composer la suite selon laquelle il préfèrera vivre les différentes années de sa vie. Par exemple, un homme qui sait qu’il mourra à 56 ans, choisira de vivre d’abord sa vingt-septième année puis sa neuvième année, puis sa trente-huitième année et ainsi de suite selon la composition des âges qu’il choisit. Chacun sera cependant obligé de vivre l’intégralité des années qui lui auront été données. Cette aptitude à composer selon son désir les diverses années de sa vie sera considérée comme la forme même de la liberté. Ceux qui choisiront de vivre malgré tout de façon chronologique seront soit dédaignés comme des déments soit admirés comme des messies.

 

 

 

Une forme d’existence où les hommes savent comment esquiver des âges : par exemple 9 ans, 27 ans, 56 ans. Pendant l’année de l’âge qu’ils esquivent, ils dorment. Ils disposent ainsi de gigantesques masses de sommeil grâce auxquelles ils restent intégralement éveillés pendant les années qu’ils préfèrent.

 

 

 

Un homme qui vivrait alternativement un an d’existence éveillée puis se reposerait pendant  une dizaine d’années pour recommencer à exister un an pour encore se reposer pendant une dizaine d’années et ainsi de suite jusqu’à parvenir selon ce rythme jusqu’à l’âge de 60 ans, ne serait ni un conservateur ni un révolutionnaire, il mépriserait l’ordre comme le désordre, cet homme affirmerait ainsi la géographie d’éclipses du temps.

 

 

 

Il serait agréable de vivre une existence avec des pauses de sommeil d’un siècle entre chacun de ses différents âges. Par exemple, avoir un an en 1900, deux ans en 2000, trois ans en 2100. L’âge deviendrait ainsi une forme de l’archéologie de l’âme.

 

 

 

Il serait agréable de vivre 80 ans de telle manière que le corps soit vivant et visible seulement deux années par siècles. Le temps de la vie serait ainsi de 80 ans et le temps de l’existence de 40 siècles. Pendant les 98 années quasi superflues de chaque siècle, le corps attendrait comme une forme à la fois endormie et invisible. Les autres hommes sauraient que notre corps existe sans jamais savoir ni où ni comment. Pendant ces 98 années quasi superflues de chaque siècle, le corps ressemblerait à un bégaiement d’amnésie de l’ascèse comme à une plaisanterie d’utopie de l’âme.